Comment gérer une révolution
Iztok n°20 (juin 1991)
Nous nous sommes revus dans les premiers jours de septembre (1990) à Paris, où il est venu pour la première fois, accompagné de sa femme et de sa petite fille, dans la dernière vague de touristes de l’Est. Nous avons le même âge et nous nous sommes connus pendant que nous faisions nos études supérieures, au début des années 70, lui en architecture et sa femme en philologie — langue et littérature française. Après 1976, Adrian Dobrescu 1, né en 1953 d’un père comptable et d’une mère laborantine, s’est établi à Suceava, ville d’un peu plus de 100.000 habitants, chef-lieu d’un district septentrional de la Moldavie. Il y travaille d’abord à la mairie, à l’Office d’architecture et d’aménagement (systématisation) urbain et, depuis 1983, il met en place et dirige le bureau d’études d’une coopérative de construction, « Constructorul ». En Roumanie, le milieu des architectes est réputé pour son non-conformisme, proche du style de vie des artistes et des écrivains. Toutefois, les contacts qu’il entretenait avec ces milieux étaient plutôt rares, limités par les contraintes de la vie quotidienne dans une province lointaine : quelques participations à des expositions de caricature, la constitution d’une collection de vieilles icônes, et au travers des rares collaborations de sa femme à des revues littéraires. En revanche, il entretenait beaucoup plus de relations avec des cadres techniques, catégorie socio-professionnelle à laquelle il appartenait lui-même. C’est probablement la raison qui lui fait attribuer sa participation à la « révolution » 2 roumaine plutôt à son expérience administrative ou organisationnelle qu’à une motivation idéologique quelconque. S’il était mécontent, « comme tous les Roumains », de la situation catastrophique du pays, sa position professionnelle de petit chef d’un bureau d’études lui offrait pas mal de compensations si bien que le conformisme politique auquel il avait été contraint (il était devenu membre du PCR quelques mois à peine avant la disparition du parti) ne semblait guère le gêner.
Entre le 22 décembre 1989 et le 8 août 1990, Adrian Dobrescu a été en première ligne de l’agitation révolutionnaire de sa ville. S’il est entré en action dès le début, c’est plutôt pour essayer de mettre de l’ordre dans une situation qui lui semblait par trop chaotique ; pour imposer un « nouveau pouvoir » et en éliminer les voleurs et les démagogues qui s’y seraient infiltrés. En fait, il s’est trouvé placé dans une position intermédiaire entre les plus conservateurs (ou « restaurateurs »), à l’installation de certains il a directement contribué, et les « radicaux », qu’il semble avoir en fin de compte abandonné. Son témoignage permet de comprendre comment la remise en selle d’une partie de l’ancienne nomenklatura a été possible, après un temps de grand désarroi et de profonde confusion. Quoiqu’ayant participé à cette « restauration », Adrian n’en a pas été dès le début parfaitement conscient 3. Bien au contraire, dès les premiers jours, il avait donné sa démission du premier « conseil révolutionnaire » en dénonçant les « agissements systématiques qui étouffent la révolution ». Aujourd’hui, il sait qu’ils ont été « manipulés », mais il considère qu’il ne faut pas mésestimer les changements intervenus depuis en Roumanie. Qu’il est plus facile de critiquer que de prendre des initiatives. En revanche, il est devenu beaucoup plus prudent ou réservé en ce qui concerne ses propres opinions politiques : il dit qu’il a changé déjà plusieurs fois de point de vue sur ce qui s’est passé en Roumanie, et donc croit qu’il lui est encore possible de changer. Si son adhésion au PCR fut un simple acte de conformisme sans réflexion, la contestation à laquelle il allait être confronté plus tard a joué le rôle d’un révélateur politique ; par exemple, il dit avoir « découvert » qu’il était « communiste » quelques mois après le renversement de l’ancien régime, et que maintenant il ne sait plus s’il est encore communiste. Au début, il ne se posait pas le problème de la disparition du PCR qu’il considérait « encore fort ». Il a eu du mal à comprendre que le communisme « n’a plus de chances, au moins pour quelque temps, en Roumanie », même si « la plupart des gens honnêtes et des intellectuels » qu’il connaissait étaient membres du parti. Il ne voit pas le communisme et le pluralisme incompatibles — mais il est vrai que le « communiste » est devenu aujourd’hui une sorte de sobriquet ou une injure, associé surtout à la misère. Cependant il pense qu’on passe trop facilement d’une extrême à l’autre, et que, pour cette raison, il n’est pas d’accord avec les manifestants s’opposant à Iliescu, qui n’est pas, à son avis, un restaurateur dissimulé du communisme. Pourtant, s’il lui arrive qu’on le traite de « FSN-iste » 4, il prend cette énonciation pour une insulte : il ne s’est pas inscrit au FSN, ni dans aucun autre parti ; et, après sept mois d’«activité révolutionnaire », il a regagné tout simplement son ancien poste.
Il se représente le communisme par une double opposition : idéologique, « il est préférable au fascisme », et économique, « il n’est pas pire que le capitalisme ». Si le capitalisme est sorti vainqueur de la confrontation, il ne lui accorde pas pour autant une supériorité intrinsèque, et incline à expliquer la victoire du capitalisme par l’influence d’une sorte de pouvoir occulte qui décide arbitrairement « où et à qui donner l’argent ». La France, comme vitrine du capitalisme (c’est pour la première fois qu’il voyage en Occident), l’a déçu : comment un monde où l’on voit tant de gaspillage peut-il être aussi rentable ? 5
« Comment agir ? »
« Nous avons entendu un cri, une voix cassée qui hurlait : “Il s’est enfui!” Il n’était pas besoin de dire qui s’était enfui, nous nous sommes rendus compte tout de suite. Ce matin, j’étais à la maison, avec ma femme, mon beau-frère et deux ouvriers qui rabotaient le parquet. Mon beau-frère à ce moment me racontait surexcité ce qu’il avait entendu à la radio (Free Europa, Voice of America) à propos des morts de Timisoara. On discutait avec les ouvriers sur le bruit qui courait de par la ville sur le rassemblement de la population prévu pour le dimanche suivant, dans deux jours, contre Ceausescu. Un meeting pareil avait failli avoir lieu à Iasi, autre ville moldave, le 14 décembre, mais les gens étaient restés silencieux, découragés par la présence massive de la police. Quelques jours après, Timisoara. En fait, la tension avait monté dans le pays après la chute du mur de Berlin et dans les jours qui ont précédé et succédé au congrès du PCR, organisé aussi comme un suprême défi lancé par Ceausescu au monde entier. L’atmosphère était très pesante du fait des patrouilles accompagnées de chiens, qui traversaient sans cesse le centre-ville. Pendant deux nuits, je n’ai pas pu dormir ; j’ai réparé tout ce qui était cassé dans l’appartement ; une question me tracassait : comment agir ? Chaque fois que je rencontrais un ami, on discutait sur les initiatives à prendre, car on avait déjà moins peur d’éventuels indicateurs. Je préparais des manifestes avec « À bas Ceausescu ! ». Sur les murs de la ville il y avait beaucoup d’inscriptions (situation sans précédent), vite recouvertes de peinture par la police. Il y avait encore une grande mobilisation policière, mais peu d’incidents. Quelqu’un m’a raconté comment il avait déposé pendant la nuit, sur les marches du lycée, des tracts anti-Ceausescu qui, cinq minutes après, avaient disparu. Le soir du 21, un groupe de dix jeunes gens qui avaient arboré des signes de deuil et allumé des bougies à la mémoire des victimes de Timisoara furent arrêtés ; mais, le matin suivant, on les relâcha en les condamnant à payer de simples amendes pour avoir troublé l’ordre public.
« Il est vrai qu’on se sentait un peu rassuré à l’idée que Gorbatchev interviendrait d’une manière ou d’une autre. Ce que je crois d’ailleurs qu’il a fait finalement, et la contribution des agents du KGB dans tous ces changements a été très importante. »
Après avoir entendu le cri, Adrian va à son bureau d’étude pour permettre aux employés de rentrer chez eux : il était très stricte en ce qui concerne la discipline. Là-bas, tout le monde discutait à propos de l’interruption de la retransmission du meeting de Bucarest quand, un jour auparavant, Ceausescu avait été hué. Certains auraient eu l’impression d’avoir entendu quelque chose, mais ils n’étaient pas sûrs 6. En quittant son bureau, Adrian rencontre une colonne de manifestants, composée pour l’essentiel d’étudiants rentrés à Suceava en vacances et d’élèves, qui criaient des slogans contre Ceausescu. Il les accompagne, sur le trottoir : « Je n’étais qu’un sympathisant ». Au siège local du parti, il regarde comment les jeunes jettent du balcon livres et portraits de Ceausescu, salués par l’enthousiasme de la foule. Quelques-uns essaient de prononcer des discours, mais il n’y avait pas de micro et il était difficile de les entendre.
« M’sieur Dobrescu, allons prendre le pouvoir ! »
En regardant le spectacle, il voit un homme qu’il connaissait, un « technicien qui s’occupait des investissements pour le combinat de panification », et qui avait été son partenaire lors de la négociation de contrats de constructions ; celui-là avait été mis à la retraite anticipée pour avoir volé une trentaine de kilos de sucre et une trentaine de litres d’huile.
« Je savais de quoi il était capable, mes hommes se plaignaient de lui, il ne signait pas la réception des travaux sans recevoir un bakchich, dont il fixait le prix. Il me dit : “M’sieur Dobrescu, allons prendre le pouvoir!”, et il entre au siège du parti. Un peu plus tard, j’aperçois un autre type qui me paraît beaucoup plus dangereux, un ouvrier solide et athlétique qui sait parler et peut donc convaincre, avec aplomb… Celui-là, s’il te raconte les travaux qu’il a fait, tu lui signe un papier de 100.000 lei sans vérifier ; lui aussi avait fait de la prison. Je discutais avec des gens qui étaient autour de moi, et quelqu’un dit qu’il a vu lui aussi des anciens prisonniers pénétrant au siège du parti. Alors je me suis décidé à entrer pour leur dire que tout ça n’était pas pour eux. Le portier a esquissé le geste de m’arrêter, mais il avait peur. Après avoir monté les marches, j’ai oublié pourquoi j’étais là. Je suis allé au cabinet du premier secrétaire, je connaissais l’endroit, j’étais déjà allé. Il y avait du monde partout. Des jeunes, des étudiants qui cherchaient fébrilement les “œuvres du camarade” pour les jeter dehors, où l’on avait déjà allumé le feu, tandis que d’autres fouillaient apparemment sans but précis.
Dans le bureau du premier secrétaire, il y avait une quarantaine de personnes. Quand je suis arrivé, deux types sortaient avec une télé couleur… Je connaissais l’un d’entre eux, contremaître à la verrerie, je lui demandais ce qu’il faisait là et il me répondit qu’il prenait la télé parce qu’il avait peur que “ces voyous-là” la volent. Je lui ai demandé de la laisser là. Plus tard, le même type, qui était devenu membre du nouveau Conseil, demandait toujours la distribution des 40 télés couleur qui se trouvaient dans les dépôts de la ville, ce qui se faisait auparavant selon des listes de priorité approuvées par le premier secrétaire. Dans la pièce, le premier secrétaire, retenu par deux “révolutionnaires”, suait beaucoup, tandis que d’autres empêchaient ceux qui voulaient le frapper en lui jetant : “Stoica, salaud, tu vas payer!” Je leur ai expliqué que ce n’est pas Stoica, mais le nouveau premier secrétaire, qui s’appelle Catana, et qu’il faut le garder car il peut nous être utile. Stoica avait été un sbire 7, un personnage typique, au front étroit, à peine capable de lire un texte, mais extrêmement dur, son successeur, nommé depuis deux mois, était en revanche un brave gars, regretté par la ville d’où il venait. »
Les « voleurs », les « fous » et les « révolutionnaires »
Adrian entre en action pour mettre de l’ordre dans l’agitation plutôt que pour contribuer à la démolition des anciennes structures qu’il pense mettre au service du « nouveau pouvoir », avec leurs compétences et leur autorité, comme lui-même d’ailleurs. Il a peur surtout des ouvriers chapardeurs et démagogues, qui pourraient s’installer à la tête de la révolte et qui étaient, lui semble-t-il, majoritaires dans la foule comme dans les nouveaux conseils. Et il fallait du temps et des astuces pour les éliminer 8 . L’occupation des anciens sièges du parti fut fréquemment accompagnée du vol de biens qui « n’appartenaient plus à personne» ; c’est aussi l’absence d’autorité qui entraîna les incendies de documents et de symboles. Ceux qui se sont constitués en nouvelles autorités ont voulu d’abord limiter ces dégâts — ce que signifiait aussi une réappropriation du pouvoir : d’ailleurs, la foule n’a pas voulu facilement accepter cette substitution.
Pour Adrian Dobrescu, la distinction entre « voleur », « fou » et « révolutionnaire » semble très difficile à établir. Une fois entré dans le nouveau conseil, il cherche des « regards intelligents » pour établir une communication, construire un « programme » et sortir ainsi du « chaos total ». Il n’y arrivera que beaucoup plus tard. Ses collaborateurs les plus proches sont d’anciens persécutés politiques, mais au moins pour l’un d’entre eux il semble mettre en doute sa moralité et sa « santé mentale » : quelques années auparavant, Laurentiu S. avait essayé d’appeler en jugement Ceausescu parce qu’à cause de l’industrie que ce dernier a fait construire à Suceava et de la pollution qu’elle suscitait 9 ses abeilles étaient mortes. Interné comme « fou », il avait dû prendre sa retraite « pour cause de maladie » et avait été mis en résidence surveillée chez lui ou hors de la ville lors de chaque visite officielle de Ceausescu. Quant à Ion I., membre d’un culte néo-protestant, il avait essayé de traverser sans passeport la frontière ; repris, il avait fait de la prison et était resté sans travail. Il y avait aussi Ioji, un « ancien étudiant », qui « n’était pas bête », il avait obtenu un passeport pour émigrer en Australie mais n’avait toujours pas de visa et s’occupait d’une « vidéo-discothèque » à Suceava où, le soir du 21 décembre, il avait organisé une petite procession religieuse en hommage aux victimes de la répression de Timisoara.
« En demandant que le premier secrétaire reste sur place pour qu’il aide le nouveau pouvoir, je crois avoir eu l’intuition que ce nouveau pouvoir se trouve ra au même endroit ; car à ce moment-là il y en avait beaucoup qui avaient envie de tout raser ou de tout démolir. Je me suis dirigé ensuite vers la salle de téléconférences 10 où une centaine de “révolutionnaires” essayaient de monter un “gouvernement provisoire”, c’est-à-dire une liste composée de tous ceux qui se trouvaient dans la salle. Un vieux professeur à la retraite, ancien inspecteur en chef de l’enseignement, Plesca, a proposé le nom de “conseil de la renaissance nationale” dont il est devenu le premier président. J’ai regardé autour de moi, je ne connaissais presque personne, sauf un acteur sans études et un sculpteur. Je cherchais quelques regards plus intelligents pour nous mettre d’accord. C’était très difficile de se mettre d’accord, ça avait l’air d’une assemblée de fous. Nous avons abouti difficilement à désigner quelques responsables.
« Ainsi, nous avons posté quelques hommes devant des appareils de télévision pour voir ce qui se passe à Bucarest et attendre d’éventuelles directives. Dans la même salle était gardé le premier secrétaire, et plus tard le chef de la Securitate. Ensuite, j’ai téléphoné à la poste pour qu’on envoie une équipe installer des appareils d’amplification pour les orateurs du balcon. La poste n’a pas voulu nous aider, et en général elle n’a fait que nous créer des difficultés. Ce n’est qu’après l’intervention, à ma demande, de l’ancien premier secrétaire (“Aidez ces gars-là!”, a‑t-il dit au directeur) que l’administration des postes a bien voulu nous envoyer le matériel demandé. Et puis nous avons fait une liste de ceux qui ont le droit de s’adresser à la foule du balcon dans le micro. Il y avait des discours qui demandaient l’unité (“Soyons unis pour que Ceausescu ne revienne plus ! Nous allons rester ici jour et nuit jusqu’au moment où nous aurons la certitude ! La Roumanie de demain sera différente de la Roumanie d’hier!”), mais aussi d’autres, qui cherchaient des vengeances personnelles : “Allons occuper la direction commerciale, car le directeur Ciobanu est un bandit, et installons comme directeur monsieur Mocanu!”»
La foule contre le « nouveau pouvoir »
« En voyant que l’accès au balcon n’était plus libre, la foule (à peu près un millier de personnes restées pendant trois ou quatre jours autour de l’ancien siège du parti) s’est mise à crier : “D’autres bandit se sont installés à la place des anciens et ne nous laissent plus entrer ! Allons les jeter dehors!” Et ils ont essayé en effet de casser la porte d’entrée. Alors, nous avons trouvé que la meilleure solution pour calmer la foule c’était d’inviter des personnalités à lui parler (une chanteuse renommée de musique folklorique, un prêtre, des professeurs), tous faisaient appel au calme et à la discipline. De temps en temps on procédait à une lecture de la liste des membres du Conseil, et la foule exprimait son accord ou son désaccord par des cris (“oui!”, “non, à bas!”). Parfois des noms étaient confondus et conspués sans aucun sens. Pour garder un peu plus d’ordre, nous avons dû faire appel à des volontaires ; et on en a eu finalement 24 dont la liste des noms a été tapé à la machine pour qu’on lui donne un air plus officiel. Moi, je suis devenu ainsi le chef du service “défense, ordre et sécurité” et en cette qualité (c’était le deuxième “poste” créé!) j’ai téléphoné à une entreprise pour qu’elle nous envoie un détachement de gardes patriotiques 11 composé de gens qui se connaissaient entre eux. Car le gros ennui de mon service c’était que les gens ne se connaissaient pas entre eux. On a eu une quarantaine d’ouvriers qui sont arrivés, dirigés par un jeune ingénieur, et leur première mission a été de défendre le siège contre les “révolutionnaires” qui voulaient entrer. »
Le « nouveau pouvoir » s’affirme ainsi en se délimitant très difficilement de la foule ; en restreignant le nombre des membres du conseil (en dressant une liste refaite d’ailleurs en permanence) et en censurant l’accès des orateurs au micro. Le premier acte a été possible d’abord grâce à l’intervention des volontaires, ensuite à celle des gardes patriotiques, enfin à celle des militaires. Au début, la présence sur la liste est due uniquement à la présence dans l’immeuble (on réclame parfois sa position parce qu’on est arrivé le premier ou parmi les premiers — situation tout à fait comparable à celle qui se produisait dans des queues devant les magasins d’alimentation), ensuite à la confirmation par la foule rassemblée tout autour du siège du parti. La présence sans interruption au siège est pendant les premiers jours une condition obligatoire : ceux qui sont allés se coucher chez eux ont été souvent interdits d’accès le lendemain matin. D’autres ont été éliminés parce qu’ils n’ont pas fait attention au moment où s’est fait un nouvel appel de la liste. D’autre part, la foule se méfie de ces nouveaux chefs, dont elle ignore souvent les noms ou qu’elle confond : Adrian est descendu une fois dans la foule pour voir pourquoi elle était contre un certain membre du conseil et il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une simple confusion. Parmi ceux qui sont contestés (hués) dès le début se trouve aussi l’ancien inspecteur scolaire en chef Plesca. Adrian est aujourd’hui persuadé que c’est surtout ceux qui étaient indésirables à la Securitate qui étaient hués par la foule — mais il n’arrive pas à m’expliquer comment il s’est forgé cette conviction. C’est peut-être aussi un moyen de se donner à la fois bonne et mauvaise conscience. Pour arriver à manipuler la foule et obtenir une influence plus grande dans le conseil, ce qui n’était pas du tout évident au départ, les nouveaux leaders du district, dont Adrian, ont pensé faire appel aux étudiants, qui sont venus en « grand nombre » (deux cents) et ont réussi à imposer « leurs » représentants : trois professeurs (dont le nouveau président du conseil, actuellement sénateur élu sur la liste du FSN) et un juge. Adrian se souvient avoir été frappé par le grand nombre de supporters que ce juge avait, mais qui ne semblait pas vouloir vraiment s’en servir car il a refusé le poste de président de conseil.
L’ancien régime appelé au secours
Ce n’est que par des épurations graduées qu’ils ont pu se débarrasser des « indésirables », ceux qui « ne faisaient pas honneur » au conseil — des gens avec un casier judiciaire ou un dossier à l’hôpital psychiatrique. La plus grande épuration s’est faite quand, à la suggestion du CPUN de Bucarest 12, tous les membres du conseil ont dû apporter une recommandation de la part de leur « collectif de travail » — ce qui était impossible pour les marginaux. Adrian a eu lui aussi d’ailleurs des ennuis et finalement il n’a jamais eu cette recommandation : contesté une fois par des ouvriers qui ne voulaient plus reconnaître aucun chef, et une autre fois par ses propres collègues qui ont recueilli des signatures contre lui, le dénonçant comme « carriériste » et même de « ceausiste ». Malgré sa défaite électorale (11 voix contre 10), il est resté au conseil grâce, cette fois, à la solidarité de ses nouveaux collègues qui lui ont reconnu l’ancienneté et d’autres mérites « révolutionnaires ».
La principale activité d’Adrian a été de remettre en marche, avec d’énormes difficultés, l’ancien appareil administratif. Ce n’est que très tard le soir du 22 décembre qu’il a réussi à convoquer les chauffeurs des dix voitures de l’ancien siège du parti et à parler avec les directeurs des entreprises pour leur demander « au nom de la révolution » de rester à leurs postes et d’assurer la continuité de l’activité économique. De même, il a parlé avec les maires des communes environnantes pour leur demander de se mettre « au service de la révolution ». Dans quelques communes, le maire avait été déjà changé par la population. Le jour suivant, le 23 décembre, il a convoqué tous les directeurs d’entreprise pour discuter de la situation économique du district — et leurs discussions étaient retransmises par haut-parleur à l’extérieur, car la foule se méfiait de tout complot et de tout secret. C’est à cette occasion qu’il s’est rendu compte combien il serait difficile de changer tous les directeurs comme tout le monde croyait qu’on devait faire.
Adrian me donne l’exemple d’un « mauvais » directeur : membre du comité central du parti, ordre du travail presque chaque année — mais un dur, un salaud, sali dans des affaires déjà sous l’ancien régime, enrichi, avec un villa dans le centre de la ville pour laquelle tout le monde l’enviait. Tandis qu’un « bon » directeur c’était quelqu’un qui avait prouvé des capacités professionnelles, qui était « sévère, mais juste », qui avait gagné un ulcère à l’estomac et ne s’était pas enrichi, et ne voulait au fond qu’imposer « des principes capitalistes de travail avant la lettre : économies et discipline très strictes » !
Ce n’est qu’assez tard, le 22 décembre, en regardant les émissions retransmises à la télévision qui traduisaient une atmosphère extrêmement « panicarde » avec l’annonce des attaques « terroristes » et l’appel à la mobilisation de la population, que les membres du nouveau conseil ont réalisé le danger représenté par la Securitate. Avant, Adrian avait envoyé quelques détachements de « révolutionnaires » non armés (de toute façon les armes dont ils disposaient n’avaient pas de munitions) pour occuper le siège de la milice et de la Securitate et le défendre contre la furie des manifestants qui voulaient régler leurs comptes avec ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Dans l’immeuble il n’y avait plus de prisonniers, tous avaient été libérés le matin. Ensuite, pour s’assurer de l’obéissance des anciennes forces de l’ordre, il a demandé par téléphone que l’inspecteur en chef de l’inspectorat du ministère de l’Intérieur 13, ainsi que ses adjoints, le chef de la Securitate et le chef de la milice, se présentent au siège du parti. Ce qu’ils ont fait, en lui répondant au téléphone par « à vos ordres ! » et « sa traiti !» (le salut que les militaires de grade inférieur adressent à leurs supérieurs). Adrian n’avait d’autre autorité que celle qu’il se donnait lui-même et, comme il n’y avait pas de hiérarchie établie, malgré son titre de « chef du service de l’ordre », d’autres ont fait comme lui, et ils se sont retrouvés ainsi avec plusieurs otages, qui tenaient d’ailleurs à les assurer de leur pleine fidélité et de leur totale collaboration. Par exemple, tard dans la nuit du 22 au 23 décembre, l’inspecteur en chef Simon a réussi à convaincre ses gardiens de le laisser réoccuper son poste à l’inspectorat, même sous la surveillance constante d’une équipe de gardes patriotiques, d’où, disait-il, il pouvait prévenir d’éventuels accidents (« pour que mes garçons ne fassent pas de bêtises ! »).
Dans les premiers jours, ils ont été obligés de perdre beaucoup de temps à vérifier des rumeurs : des hélicoptères fantômes, des Tziganes qui auraient attaqué la banque ou tel magasin à l’autre bout de la ville — et chaque fois ils devaient envoyer une équipe vérifier l’information. Maintenant, il est convaincu qu’ils ont été manipulés délibérément par ces rumeurs. Il y avait ainsi des volontaires qui se proposaient d’aller « sécuriser » tel ou tel point de la ville, et revenaient ensuite pour annoncer que c’était réglé. Un des plus actifs était un certain Radu, chauffeur à l’IRIC (l’entreprise régionale du traitement industriel de la viande), qui avait proposé de constituer avec les membres du club de lutte gréco-romaine de nouvelles patrouilles dans la ville, complètement abandonnée par les anciennes forces de l’ordre. Adrian, avec le président du conseil et le commandant militaire se sont rendu compte qu’ils ignoraient tout de ce personnage et, pour s’informer, ils décidèrent de téléphoner à l’ancien directeur de l’IRIC (« quoiqu’il était destitué en tant que ceausiste ! »). Le directeur les a informé que ce Radu était un « grand bandit », proche de l’ancien chef de la milice (promu depuis quelque temps à Constanta), qui avait continué à travailler pour son ancien patron. Au même moment et toujours par peur des « terroristes », ils prirent la décision de confectionner des brassards tricolores, mais ayant appris par la télévision que les « terroristes » en possédaient aussi, ils les marquèrent d’un signe particulier.
La Securitate au service de la « révolution » ?
Pris entre une foule désordonnée et une force occulte de « terroristes », le nouveau conseil est de plus en plus intéressé à accumuler de l’autorité au détriment des anciennes autorités. Les limites de ce transfert sont celles de la méfiance : le nouveau commandant militaire de la région, le colonel Agavriloaie, qui avait remplacé ses deux prédécesseurs considérés comme trop faibles et passant trop de temps à la maison devant la télévision, devient à un certain moment suspect aux yeux d’Adrian car il avait l’air trop intelligent pour un militaire. Aussi s’interrogeait-il sur la possibilité qu’il soit l’organisateur du « plan final » de Ceausescu 14. La Securitate étant considérée comme le principal ennemi potentiel (mais dont l’alliance était finalement souhaitée contre les « terroristes »), le principal souci visait à s’assurer de sa fidélité. Ainsi, Adrian se souvient que, pendant l’une des premières nuits, les anciens chefs du parti et de la Securitate pris en otages avaient commencé à avoir l’air trop calme et détendu, entraînant une plus grande défiance de la part de plusieurs « révolutionnaires » de plus en plus inquiets : on les a fouillés corporellement, on leur a confisqué un briquet (« peut-être avec du gaz toxique ou de l’explosif ? ») — qu’ils voulaient offrir gracieusement aux « révolutionnaires » —, on leur a demandé de ne pas quitter leur chaise. À ce moment-là, les insurgés se rappellent qu’il y a encore un bataillon des troupes de la Securitate à Falticeni (une autre ville du district), et décident d’en capturer le chef. Après avoir téléphoné aux « révolutionnaires » de Falticeni, une voiture avec le colonel Predescu, commandant du bataillon, arrive au siège de Suceava. Le colonel est exhibé face à la foule, enthousiaste, mais ils apprennent qu’en fait il est un des principaux organisateurs de la révolution à Fălticeni. Aussi le laisse-ton partir en cachette, déguisé, pour qu’il regagne sa ville. Un ou deux jours après, Adrian, toujours méfiant, s’en va à Fălticeni vérifier sur place la situation du bataillon de la Securitate. Accompagné d’un chauffeur et d’un jeune ingénieur, il a fait le voyage au bord d’une voiture appartenant à la section locale du parti dont ils ont changé le numéro afin de masquer son appartenance « officielle ». Ils sont entrés en ville angoissés — la ville avait l’air trop calme ! — et, à la mairie, ils ont été pris pour des « terroristes », et leur voiture, confisquée, avait failli être brûlée car les « révolutionnaires » avaient découvert qu’ils cachaient un deuxième numéro. Ils furent arrêtés et gardés par des soldats armés des troupes de la Securitate, tandis qu’à Suceava le président du conseil et le commandant militaire, auxquels on avait téléphoné, disaient qu’ils ne les connaissaient pas.
Aujourd’hui, Adrien se demande encore si, à ce moment-là, on a voulu l’éliminer ou s’il a été victime d’un simple malentendu, car ils ne se connaissaient pas encore bien entre eux, et Adrian venait d’avoir, peu avant son départ, un conflit avec le président du conseil. Après avoir passé plusieurs heures avec des canons de Kalachnikov braqués sur la nuque, un ami, lui aussi membre du conseil révolutionnaire, est venu les libérer, mais en adoptant un air très sévère avec lui, comme si la situation dans laquelle il se retrouvait était de sa faute, sapant toute son autorité vis-à-vis du chauffeur et, après, au sein du conseil (« Ils s’esclaffaient quand je leur ai raconté ce qui m’était arrivé ! »). Il dit ne pouvoir jamais comprendre et pardonner à cet ami la manière dont il procéda avec lui. Voulait-il lui prendre sa place au conseil ? Finalement, ce type, qui avait fait son service militaire dans les troupes de la Securitate et avait lancé le mot « sécuriser » dans les premiers jours révolutionnaires, a disparu, probablement effrayé après la première manifestation anticommuniste de Bucarest (le 12 janvier 1990). Ou peut-être lui est-il arrivé ce qui est arrivé à Adrian lui-même, choqué d’entendre de la part d’un autre ami rencontré par hasard dans la rue : « Vous finirez jugés comme les autres ! »
Malgré son engagement de collaborer avec le conseil, la Securitate semble avoir voulu garder ses secrets. Ainsi, au début, les « révolutionnaires » ont scellé les chambres d’armes et les dépôts de munitions qui se trouvaient à l’inspectorat du ministère de l’Intérieur 15 en y mettant aussi des gardes ; plus tard, ils apprendront qu’il y avait d’autres voies d’accès et que tous les officiers et sous-officiers de l’inspectorat ont passé la nuit du 24 au 25 décembre en état d’alerte, avec tout l’armement dont ils disposaient sur eux, le bruit ayant couru qu’ils craignaient eux aussi une « attaque terroriste ». Et quand l’armée a repris le contrôle de l’inspectorat, ils ont découvert plus de dépôts de munitions qu’on n’en avait déclaré, ainsi qu’un groupe USLA (unités spéciales de lutte antiterroriste) équipé d’un armement sophistiqué. Un autre « grand secret » de la Securitate qu’Adrian a découvert pendant ces jours a été le quartier général des filatures urbaines, dans la rue Petru-Rares. L’inspecteur en chef lui avait déclaré ignorer tout de cette maison, mais, une fois découverte, il s’efforça de le convaincre qu’elle représente une « valeur », un « investissement » pour n’importe quel pouvoir et qu’il serait dommage de la détruire. Adrian a voulu l’inspecter et il y est allé en voiture, accompagné par l’inspecteur en chef et le nouveau commandant militaire du district. Il a vu la maison, une banale villa à première vue, sauf qu’il y avait dans la cour quatre garages vides et, à l’intérieur, beaucoup d’appareils téléphoniques. Une villa presque abandonnée, très mal éclairée (« On nous a imposé des économies d’électricité ! », lui a‑t-on précisé), gardée par un personnage assez étrange, plutôt âgé et pourtant en forme, qui haussait tout le temps les épaules et disait n’être au courant de rien, ainsi que par deux chiens très méchants, attachés au bout d’une longue chaîne, qui ont immobilisé pendant un bon moment Adrian, délivré grâce à l’intervention du gardien. Les six officiers, cinq hommes et une femme, qui auraient dû s’y trouver en service, étaient partis en voiture sans indiquer leur but, ce qui eut l’air de fort mécontenter l’inspecteur en chef qui envisageait de les punir « pour avoir quitté le dispositif ». Les six allaient être arrêtés plus tard à Dorohoi (petite ville d’un district voisin) par des gardes révolutionnaires et amenés à Suceava sous escorte. Adrian se souvient qu’il a dû aller au siège de la milice pour prendre six paires de menottes et qu’en rentrant avec elles dans une sacoche il eut peur qu’on ne les aperçoive et qu’on le prenne ainsi pour un « terroriste ».
Le seul « terroriste » identifié à Suceava a été un type arrêté dans une file d’attente devant un kiosque à journaux, où il a été dénoncé par des femmes parce qu’il s’intéressait trop au château d’eau (à ce moment le bruit courait dans le pays sur de possibles empoisonnements de l’eau). Il a eu l’imprudence de dire qu’il s’y connaît en questions de ce type, pour avoir fait son service militaire à la Securitate et, par-dessus le marché, il portait un pyjama sous son costume (il faisait très froid), ce qui le rendait encore plus suspect. Au moment où on l’a amené au siège du conseil, le gars, transfiguré par la peur, n’a pas réalisé ou n’a pas osé dire qu’il connaissait Adrian (c’était un ingénieur qui travaillait à la fabrique de meubles), qui l’a fait libérer, afin qu’il puisse passer la fête du nouvel an en famille.
« Écoute, Dobrescu, tu tends les pistolets…»
La plus bizarre des histoires que me raconte Adrian est celle de la deuxième tentative de l’éliminer du conseil, en le tenant comme responsable de la disparition de quelques pistolets (avec donc, en filigrane, une possible accusation de complicité avec des « terroristes »). Le 22 décembre, un groupe de jeunes révolutionnaires (dont Ioji) s’est emparé (avec l’accord forcé des propriétaires) d’une ARO (voiture roumaine tout-terrain) de la milice, qui a été l’une des premières automobiles de la révolution. Plus tard, quand la récupération des armes distribuées à la population a été ordonnée sur l’ensemble du territoire, on a voulu rendre Adrian responsable de la disparition de quelques pistolets qui se seraient trouvés à bord de cette voiture, mais qu’en fait il n’avait jamais vu. La milice prétendait que les dégâts provoqués par l’émeute du premier jour devaient être payés par ceux qui en étaient responsables 16, ce contre quoi le conseil s’est finalement opposé. Adrian se trouvait à l’origine de ce veto, mais il avait donné entre-temps sa démission du conseil étant en désaccord avec les « agissements visant à étouffer la révolution ». Pendant ce temps, il participe néanmoins à une séance du conseil (les séances étant « ouvertes » au début à des participations de l’extérieur) où l’on discute quelle décision prendre à propos des listes des indicateurs de la Securitate : certains demandaient leur publication, d’autres (dont le président du conseil et le commandant militaire) s’y opposaient en invoquant la chasse aux sorcières qui s’ensuivrait. Adrian dit avoir exprimé une position « modérée », en demandant que les archives passent sous le contrôle du conseil, qu’elles soient retirées à la Securitate qui pouvait en faire un mauvais usage (et il pensait au fait qu’elle les avait « déjà eu » une fois avec l’armement, quand les « révolutionnaires » avaient cru l’avoir désarmée). Il n’était pas pour la publication de ces listes d’autant plus qu’un de ses meilleurs amis, avec lequel il avait « comploté » auparavant pour faire des manifestes contre Ceausescu, lui a dit que lui aussi avait été obligé à « faire des rapports ». La séance à laquelle on a discuté cette question, dans la grande salle du siège du conseil, a été agitée et s’est interrompue sans qu’aucune décision ne soit prise. Quelques instants après, Adrian est appelé au téléphone : c’était l’inspecteur en chef qui lui dit d’une voix tout à fait autre que celle humble et obéissante du 22 décembre : « Écoute, Dobrescu, tu rends les pistolets qui ont disparu ou tu seras tenu pour responsable ! » — et il lui raccroche le téléphone. Adrian s’affole un peu et commence à se renseigner pour savoir qui pourrait lui dire quelque chose à propos de ces pistolets. Quelqu’un lui demande à ce moment s’il ne s’est pas passé quelque chose de particulier avant ce coup de fil et Adrian se souvient des discussions concernant les listes d’indicateurs. On lui dit alors de faire attention à ce qu’il dit, car les installations d’écoute n’ont pas toutes été démontées et, par exemple, dans la salle de séances, l’un des deux diffuseurs installés possède un micro dissimulé. Adrian a éclaté alors dans un geste théâtral, élevant les bras au plafond et en s’exclamant : « Pardonnez-moi, m’sieur Simon, je ne veux plus dorénavant d’aucune liste d’indicateurs », ce qui n’était sans doute qu’une bouffonnerie. Mais, après quelques instants, quelqu’un est venu dire qu’on avait reçu un coup de fil de l’inspectorat, que l’on avait retrouvé les pistolets et que tout était à présent en règle.
À la fin de la reconstruction de ce témoignage, je ne voudrais pas tirer de conclusions. Je fais confiance à mon ami pour ce qui concerne l’authenticité de son histoire. Elle a au moins le mérite de laisser voir les grandes ambiguïtés des événements que beaucoup ont eu du mal à comprendre. Sans savoir pour l’instant à quel point un « complot » a été organisé, il est évident aujourd’hui que l’appareil politique et militaire a réussi à exploiter pour son propre compte, au moins à court terme, le mécontentement et la révolte populaires, sans qu’il soit toujours contraint à se défendre militairement (y compris par la mise en scène de combats) — comme ce fut le cas à Suceava. Dans ce district lointain situé au nord de la Moldavie (la partie roumaine de la Bukovine), la révolution fut brève et sans effusion de sang, ce qui lui enlève peut-être tout caractère de représentativité pour l’ensemble du pays. Pourtant, même dans ce cas (et c’est la raison pour laquelle je trouve important le témoignage d’A.D.), les mots « complot » et « manipulation » n’ont pas le sens absolu qu’on aime d’habitude à leur donner.
À la fin de sa brève carrière révolutionnaire, Adrian Dobrescu n’a pas voulu se reconvertir dans le rôle d’un haut fonctionnaire du nouveau régime (comme il aurait pu sans doute le faire), il préfère penser plutôt à son métier et aux affaires. Son explication de l’histoire est bien simple, même si elle cache un vrai danger pour une mise en perspective politique : « Finalement, dit-il, c’est la Securitate qui a risqué le plus dans cette affaire, car si c’est elle qui a vraisemblablement détrôné Ceausescu, c’est toujours elle qui, au moins dans les premiers jours, quand rien n’était réglé, aurait eu à payer pour les péchés de tous ».
Mihai Dinu Gheorghiu