Source https://institutdeslibertes.org/roumanie-coup-detat-juridique/
Pendant que les regards étaient tournés vers la Syrie et le renversement d’Assad, un autre événement de grande ampleur se déroulait, en Roumanie cette fois. Dans une indifférence totale, la Cour constitutionnelle s’est livrée à un coup d’État juridique sans scrupule en annulant l’élection présidentielle la veille du second tour. Un effacement de la démocratie qui n’a trouvé aucun écho à Bruxelles.
Rappel des faits.
Membre de l’Union européenne depuis 2007, la Roumanie dispose d’une frontière avec la Moldavie et l’Ukraine et d’un accès à la mer Noire. Ce faisant, elle est l’une des bases arrière de la guerre d’Ukraine puisque c’est par elle que transite une partie du matériel livré à Kiev, c’est sur son sol que sont entraînés plusieurs régiments ukrainiens, notamment par des instructeurs français, et c’est depuis la Roumanie que partirait une éventuelle opération militaire contre la Russie. Autant dire que le conflit en Ukraine les concerne au premier plan. Loin d’être périphérique, la Roumanie est donc centrale quand on regarde l’Europe depuis la mer Noire et Odessa.
D’où l’enjeu de l’élection présidentielle qui devait se dérouler début décembre.
Deux candidats pour deux programmes
Le choix était clair parmi les candidats susceptibles de l’emporter. D’un côté, Calin Georgescu, de l’autre Elena Lasconi. Le premier fit campagne sur une ligne nationaliste et souverainiste, s’opposant à l’OTAN et à l’alignement de la Roumanie sur les États-Unis. La seconde au contraire défendit un programme de soutien à l’OTAN et d’adhésion à la politique américaine. Georgescu demandait le retrait des militaires de l’OTAN du territoire roumain quand Lasconi défendait leur maintien.
Au premier tour, Georgescu arriva en tête avec 23% des voix, contre 19% pour Lasconi. Un petit écart et un score faible puisque les deux candidats de tête réunissent à peine 40% des voix. Mais avec le report des autres candidats, Georgescu aurait pu l’emporter lors du second tour qui devait se tenir le dimanche 8 décembre. Mais vendredi 6, dans l’après-midi, à quelques heures de la clôture de la campagne électorale, la Cour constitutionnelle annula le processus électoral au motif d’une suspicion d’ingérence russe. Non seulement le second tour ne se tenait plus, mais le premier était annulé.
Dès le lendemain, des perquisitions eurent lieu chez les partisans de Georgescu, soupçonnés d’être soumis aux intérêts russes. Le candidat risquant d’être déclaré inéligible. Le raisonnement de la Cour était le suivant : des comptes russes sont intervenus sur Tik Tok, ceux-ci ont été vus par des Roumains, donc ils ont été influencés par la Russie pour voter contre Lasconi et pour Georgescu. D’où la nécessité de supprimer l’élection.
Complotisme autorisé
Un raisonnement qui relève du complotisme autorisé. Dans ce cas, il est légitime et légal de voir un complot russe interférant avec les élections. Que les consommateurs de Tik Tok soient très majoritairement des mineurs, donc des personnes qui ne peuvent pas voter, ne semble pas gêner la Cour. Peut-être que ceux-ci, imbibés de propagande russe, ont ensuite perverti leurs parents. Que des trolls russes soient présents sur Tik Tok est indubitable. De là à penser qu’ils auraient pu manipuler l’élection, relève de la farce. Mais une farce qui tourne au tragique quand la Cour se saisit de cet argument pour annuler l’élection, parce que le peuple allait mal voter. Il sera ensuite aisé de faire des enquêtes qui pourront démontrer une collusion avec la Russie, et donc de rendre inéligibles ceux que l’on veut éliminer. Comme la France l’a connue en 2017 avec François Fillon, et comme elle pourrait le connaitre en 2025 avec Marine Le Pen. La suspension de la démocratie ne se fait plus par la force et la répression, mais par l’arme du droit, pour faire croire que l’état de droit est maintenu, que la légalité est respectée et donc que le peuple est protégé. Exactement comme lors des faux procès de Moscou, où de vraies victimes étaient faussement accusées, mais réellement condamnées.
Brouillage de pistes
Le complotisme de l’ingérence russe est bien commode : il n’a pas besoin d’être démontré, il peut se limiter au soupçon, il permet de toucher un maximum de personne puisque tout le monde connaît ou a fréquenté une personne « proche » des Russes, ce qui permet d’étendre la toile par capillarité. Donald Trump en fut victime durant son premier mandat, bien que quatre années d’enquête démontrèrent qu’il n’en fut rien. Elle est aujourd’hui l’arme politique par excellence, celle qui permet d’éliminer un concurrent gênant.
Un brouillage de piste d’autant plus malsain que les attaques informationnelles russes sont bien réelles, notamment en Afrique, même si la France n’a pas besoin de cela pour perdre son terrain africain. La guerre de l’information et la lutte cognitive sont deux aspects de la guerre hybride en cours. Les armées doivent s’y préparer, tout comme les citoyens. La lutte judiciaire contre la démocratie étant l’un des aspects de la guerre cognitive.
Auteur: Jean-Baptiste Noé
Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique. Il est directeur d'Orbis. Ecole de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages : Géopolitique du Vatican. La puissance de l'influence (Puf, 2015), Le défi migratoire. L'Europe ébranlée (2016) et, récemment, un ouvrage consacré à la Monarchie de Juillet : La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France (2018).