Manuel de géopolitique
24 – La volonté de puissance
Par , le 30 mai 2016
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com, 2015-2016. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 24 : La volonté de puissance.
L’homme, pour des raisons dont disputent encore les historiens ou les politologues comme les philosophes ou les théologiens, cherche à dominer. Cette propension intéresse la géopolitique lorsqu’elle débouche sur un projet politique, porté par un individu, par un groupe, par une nation, ou par un État. Pierre Grimal a expliqué que le mot latin imperium, qui a donné empire,
« désigne une force transcendante, à la fois créatrice et ordinatrice, capable d’agir sur le réel, de le rendre obéissant à une volonté. [...] S’il y a contrainte, celle-ci est créatrice. Elle n’est pas à elle-même sa propre fin. L’imperium n’est jamais une tyrannie gratuite [1] ».
Or, qui dit projet dit représentation : il faut un discours pour présenter et défendre un dessein.
Depuis l’Antiquité, le monde est confronté à l’impérialisme, un processus d’établissement (ou de tentative d’établissement) d’une domination sur les territoires et les hommes, de nature économique autant que politique et culturelle, dont la finalité est – théoriquement du moins – universelle. Cette dynamique conquérante – délibérée ou contrainte – constitue une politique de puissance et, si elle réussit, débouche sur la création d’un empire [2]. Notion qui suscita une abondante littérature, terrain de recherche inépuisable. Notons que, si tout empire procède d’une civilisation ou d’une idéologie, il se trouve dans l’impossibilité d’imposer cette dernière à l’ensemble de ses sujets. Les chroniques nous apprennent que des révoltes éclatèrent dans tous les empires, sans exception connue. Les troubles qui agitèrent les empires du XIXe siècle, comme ceux qui touchent aujourd’hui la Russie (Nord Caucase) ou la Chine (Xizang et Xinjiang), en témoignent éloquemment. Cependant, des constructions durables résultèrent d’une politique d’intégration des élites des populations conquises.
Il exista également des empires coloniaux, constructions sans continuité territoriale, exploitées au profit des intérêts (politiques, économiques et/ou stratégiques) de la métropole et administrées directement par cette dernière. Nés dès les Grandes découvertes, au XVIe siècle (Empires espagnol et portugais), condamnés par la consécration du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en 1945, ils disparurent après la Seconde Guerre mondiale, pour la plupart entre 1945 et 1974. Leur empreinte marque encore la politique intérieure et extérieure de nombreux États, tant ex-métropoles qu’anciennes colonies.
Les empires chinois et russe sont des cas hybrides associant la construction territoriale et la domination coloniale. Ajoutons à la complexité de leur situation le fait qu’ils furent, du milieu du XIXe siècle à 1917 pour la Russie et à 1949 pour la Chine, à la fois dominants à l’encontre des populations soumises et dominés par les grandes puissances industrielles. La particularité de leurs colonies est de s’inscrire dans la continuité du territoire de la métropole. Si nous comparons avec le schéma classique métropole-colonies sises outre-mer, il résulte de cette unité géographique des relations spécifiques avec les peuples dominés : brassages ethniques plus nombreux (même s’ils demeurent marginaux), intrication économique plus étroite (accentuée sous le régime communiste), échanges culturels plus intenses, intégration – autoritaire – plus poussée. Cela leur permit de conserver jusqu’à aujourd’hui tout ou partie de ces possessions et, en ce sens, l’on peut qualifier de “coloniales“ les puissances chinoise et russe actuelles. Mais cette incorporation rend éminemment dangereuse toute contestation de la domination : elle se répercute et influe immédiatement sur le pouvoir, car elle ébranle la construction nationale dans son ensemble du fait de multiples interdépendances. Cela contribue à expliquer la violence avec laquelle la Russie s’évertue à conserver le Nord Caucase, ou la Chine le Tibet et le Xinjiang.
Il se trouva, enfin, des constructions impériales de nature idéologique. Leurs bâtisseurs cherchaient à imposer un “modèle“ politique à l’ensemble de l’humanité. Le projet porté par l’URSS (1922-1991) était de cette nature, même si l’Union soviétique prolongea également les logiques territoriale et coloniale des tsars. Le Troisième Reich voulu par Hitler, visait à assurer la domination universelle des Allemands et du nazisme. Pour autant, il convient de souligner que les totalitarismes ne détiennent pas le monopole. Les États-nations n’échapp(èr)ent ni aux pulsions dominatrices ni aux ségrégations, voire aux épurations ethniques.
Tout au long de l’Histoire, des hommes furent animés par une inextinguible soif de puissance, persuadèrent, ou pratiquèrent la coercition, et entraînèrent, de gré ou de force, leur peuple ou leurs sujets dans l’entreprise d’une conquête qu’ils voulaient universelle. Celle-ci ne s’imposait pas seulement pour des raisons alimentaires ou pour des motifs sécuritaires, mais visait également des fins personnelles. Alexandre le Grand, César, Gengis Khan ou Napoléon, par exemple, étaient mus par bien autre chose que la satisfaction des besoins et la garantie de la sécurité de leur peuple. Affectés par ce que les anciens Grecs appelaient l’hybris (initialement, la démesure qui conduit quelqu’un à se croire l’égal des dieux), ils étaient animés, aussi, par l’ambition personnelle de dominer la plus grande part, voire l’ensemble du monde. L’acquisition d’une gloireéternelle constituait le ressort principal de leur action : par la conquête puis l’administration centralisée de l’espace dominé, la politique de puissance servait une volonté individuelle de puissance et l’ambition de laisser un nomà jamais inscrit dans les mémoires. Sur son tombeau, à Pasargades, Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse, n’avait-il pas fait graver cette phrase :
« Mortel, je suis Cyrus, fils de Cambyse, le fondateur de l’empire perse et le maître de l’Asie : reconnais donc que ce monument m’était bien dû ! [3] »
Selon les anciens Grecs, Alexandre de Macédoine rêvait d’égaler Achille dans la mémoire des hommes. La mythologie grecque apprenait aux hommes que celui qui se prenait pour l’égal des dieux indisposait fort ces derniers et qu’ils en tiraient de terribles vengeances : Prométhée, Tantale, Bellérophon, par exemple. Le vétéran Coenos le dit sans ambages à Alexandre quand il prit la parole au nom de l’armée qui refusa, en 326 av. J.C. d’aller au-delà de l’Hyphase (le Bias, à l’est de l’Indus) :
« La vertu, ô roi, consiste tout particulièrement à garder la mesure au milieu des succès ; et effectivement, pour toi qui commandes en chef et te trouves à la tête d’une telle armée, tu n’as rien à craindre des ennemis ; mais la divinité frappe de façon imprévisible et, de ce fait, imparable [4] ».
Lorsque l’entreprise était avant tout personnelle, elle ne survécut pas à son créateur, qu’il s’agît d’une punition divine ou non. Le destin d’Alexandre le Grand, de Napoléon Ier ou d’Hitler le montre. Des sages hindous n’avaient-ils pas dit au Macédonien :
« Roi Alexandre, chaque homme n’a de terre que le morceau sur lequel nous sommes installés ; et toi, tu ne te distingues en rien des autres hommes, sauf que, agité et follement orgueilleux, tu t’es éloigné de la terre de tes pères et tu as parcouru la terre entière en te créant des ennuis et en en suscitant aux autres. Et pourtant, bientôt, tu seras mort et tu ne posséderas de terre que ce qu’il faut pour inhumer ta dépouille [5] ».
Prédiction incomplète, puisque l’on ignore même où se trouve, si elle existe encore, la tombe du conquérant.
Cicéron faisait remarquer à juste titre, en 55 av. J.C. :
« Les nations les plus puissantes ont été domptées par César, mais elles ne sont pas encore attachées à notre empire par les lois, par des droits certains, par une paix solide [6] ».
Cela devait être l’œuvre durable d’Auguste.
L’exemple de ce dernier montre que tous les dirigeants d’empires ne souffrirent pas d’hybris, du moins au même degré. Il nous rappelle aussi qu’il n’exista pas d’empire sans un chef unique à sa tête. Mais gardons-nous de l’explication par les seuls “grands hommes“ : le visionnaire sans l’adhésion des hommes et sans moyens matériels ne gouverne que des chimères. En complément, ajoutons que la psychologie historique ne constitue en aucun cas une science exacte.
Pour lente et imparfaite qu’elle soit, la construction d’un droit international a fixé des règles qui interdisent les pratiques conquérantes, même si elles n’empêchent pas toujours quelques tentatives. Il existe, depuis 1945, une incompatibilité entre la logique de domination et de sujétion propre à tout État ayant (ou prétendant au) rang de grande puissance et la Charte des Nations unies, garantissant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ainsi que la souveraineté, l’intégrité et l’égalité des États, tout en prohibant le recours aux armes, notamment les guerres de conquête.
Les entreprises hégémoniques ressortissent également à un projet de domination, mais se distinguent de l’impérialisme en ce qu’elles ne revêtent pas une forme prioritairement territoriale.
Quand Athènes organisa la Ligue de Délos, en 477 avant J.C., et en prit la tête (en devint l’hêgemôn), elle exerçait un pouvoir de commandement consenti par les autres cités-États de l’alliance. La politique était élaborée en commun. Athènes devait son rôle dirigeant tout autant à sa diplomatie, à son économie et à sa culture qu’à sa force militaire. La puissance de l’Attique était multiforme et précéda l’hégémonie. L’alliance librement consentie entre égaux tourna vite à la domination athénienne et suscita de nombreux conflits, dont l’aboutissement, la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.), précipita la ruine de la Grèce. Thucydide décrit l’évolution qui, entre 477 et 431 av. J.C., suivit la fin de la Seconde guerre médique :
« placée originairement à la tête d’une coalition de cités indépendantes, ayant chacune une voix délibérative dans les assemblées communes, Athènes allait [...] affirmer sa suprématie dans le domaine militaire comme dans la conduite générale des affaires. [...] comme les contingents alliés ne participaient plus aux opérations sur un pied d’égalité, il était facile pour Athènes de réprimer les défections. De cette situation, les alliés étaient responsables. Ils répugnaient à faire campagne et, pour ne pas avoir à quitter leur pays, ils s’étaient engagés à fournir, au lieu des navires prévus, une somme d’argent équivalente. Les sommes qu’ils versaient permettaient aux Athéniens d’accroître leur flotte et, quand une cité tentait de faire défection, elle n’avait ni les moyens militaires suffisants, ni l’expérience nécessaire pour soutenir la guerre dans laquelle elle s’engageait. [...] Aux cours de ces années, les Athéniens consolidèrent leur empire et acquirent une puissance militaire considérable. Les Lacédémoniens les voyaient faire sans réagir, sinon de façon épisodique. [...] Cela dura jusqu’au moment où la volonté athénienne d’expansion devint manifeste et où les alliés de Sparte eux-mêmes se trouvèrent victimes des empiètements d’Athènes [7] ».
Nous avons là un scénario qui se répéta, selon de multiples variantes, à de nombreuses reprises dans l’histoire.
Les rivalités de puissance de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne et de la Russie, dominèrent l’histoire du XIXe siècle et contribuèrent à l’éclatement de Première Guerre mondiale. Elles rejouèrent entre 1919 et 1939, aggravées par l’entrée en scène des États-Unis et du Japon, ce qui influa sur le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
À l’époque contemporaine, le cas américain offre un exemple en partie similaire à celui d’Athènes, un cas de puissance hégémonique. La lecture des discours de ses dirigeants depuis l’indépendance du pays offre un remarquable corpus sur la représentation géopolitique que les Américains ont forgée au sujet de leur rôle dans le monde. Initialement, les États-Unis, dirigés par George Washington, se tinrent en dehors des querelles interétatiques :
« Notre grande règle de conduite envers les nations étrangères est de développer nos relations commerciales afin d’avoir avec elles aussi peu de liens politiques qu’il est possible. Lorsque nous avons déjà pris des engagements, remplissons-les avec une parfaite bonne foi. Et tenons-nous en là. L’Europe a un ensemble d’intérêts essentiels, qui n’ont avec les nôtres guère, voire aucun rapport. Il s’ensuit qu’elle est engagée dans de fréquentes querelles, dont les motifs sont, pour l’essentiel, étrangers à nos préoccupations. Par conséquent, il est imprudent pour nous de s’impliquer, à cause de liens artificiels, dans les vicissitudes ordinaires de sa politique, ou les combinaisons et les conflits ordinaires de ses amitiés ou de ses inimitiés [8] ».
Mais, en même temps, ils étaient convaincus de leur “destinée manifeste“ :
« Tout cela forgera notre histoire à venir : instaurer sur Terre la dignité morale et assurer le salut de l’Homme […] Pour cette mission sacrée envers les autres nations, qui sont privées des lumières de la vérité, l’Amérique a été élue, et son glorieux exemple terrassera la tyrannie des rois, hiérarques et oligarques, et apportera la bonne nouvelle de l’instauration de la paix et de la bonne volonté là où des myriades de gens subissent aujourd’hui un sort à peine plus enviable que celui des bêtes. Qui, dans ces conditions, pourrait douter que notre pays ne soit destiné à être la grande nation de l’avenir ? [9] »
Ayant accédé à la puissance, les États-Unis estiment, depuis la Première Guerre mondiale, de leur devoir et de leur droit d’agir sur le reste du monde pour instaurer la paix et la liberté. À presque un siècle d’intervalle, le démocrate Wilson, tirant le bilan de la participation américaine au conflit de 1914-1918, et le républicain Bush, évoquant la guerre contre le terrorisme tinrent des propos similaires. Le premier déclarait :
« Nous avons créé cette nation pour rendre les hommes libres, et nous n’avons pas restreint notre conception et notre dessein à l’Amérique, et nous allons à présent rendre les hommes libres. Si nous ne le faisions pas, toute la gloire de l’Amérique s’effacerait et toute sa puissance se dégraderait [10] ».
Le second lui faisait écho :
« Vous portez l’uniforme d’un grand pays, unique en son genre. L’Amérique n’a pas d’empire à étendre ou d’utopie à imposer. Nous souhaitons aux autres seulement ce que nous nous souhaitons à nous-mêmes : être à l’abri de la violence, jouir des bienfaits de la liberté et espérer une amélioration de notre vie [11] ».
Au regard de cet engagement pour leurs valeurs, la Seconde Guerre mondialeet la Guerre froide affichent une continuité. En 1941, Roosevelt signa la Charte de l’Atlantique, qui stipulait que les États-Unis :
« respectent le droit qu’a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre ; ils désirent que soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés par la force.
[...] s’efforcent, tout en tenant compte des obligations qu’ils ont déjà assumées, d’ouvrir également à tous les États, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, l’accès aux matières premières du monde et aux transactions commerciales qui sont nécessaires à leur prospérité économique.
[...] désirent réaliser entre toutes les nations la collaboration la plus complète, dans le domaine de l’économie, afin de garantir à toutes l’amélioration de la condition ouvrière, le progrès économique et la sécurité sociale.
[...] espèrent voir s’établir une paix qui permettra à toutes les nations de demeurer en sécurité à l’intérieur de leurs propres frontières et garantira à tous les hommes de tous les pays une existence affranchie de la peur et du besoin. »
En 1947, son successeur, Truman, exposait la politique américaine vis-à-vis de l’URSS comme suit :
« les États-Unis doivent soutenir les peuples libres qui résistent à des tentatives d’asservissement par des minorités armées ou des pressions venues de l’extérieur. [...] Nous devons aider les peuples libres à forger leur destin de leurs propres mains [...] Si nous faiblissons dans notre tâche de soutien et de guide, nous pouvons mettre en danger la paix du monde et nous compromettons à coup sûr le bonheur de notre nation [12] ».
Si l’ingérence, voire le recours à la guerre, et le contrôle de territoires sont loin d’être absents de la politique extérieure des États-Unis, ils n’en constituent pas pour autant les moyens et la finalité uniques. George Bush ne mentait pas lorsqu’il déclara :
« Le vingtième siècle s’est achevé avec la survie d’un seul modèle de progrès humain, celui qui repose sur une aspiration non négociable à la dignité humaine, à l’état de droit, à la limitation du pouvoir de l’État, au respect des femmes et de la propriété privée, à la liberté d’expression, à l’égalité devant la justice et à la tolérance religieuse.
Les États-Unis ne peuvent pas imposer cette vision. Cependant, nous pouvons aider et récompenser les gouvernements qui font les bons choix pour leurs peuples [13] ».
Les Américains s’appuient, également, en effet, sur leur force économique, leur avance technologique et leur rayonnement culturel, leur soft power, pour pratiquer une “diplomatie de la persuasion“. Ils agissent et entraînent derrière eux un certain nombre de pays (ceux de l’Alliance atlantique, par exemple) au nom de valeurs et de principes qu’ils considèrent comme universels et seuls susceptibles d’assurer le bonheur de l’humanité. Mais ces louables intentions, même si elles correspondent à un souhait sincère, coïncident par trop avec les intérêts de la puissance américaine pour ne pas susciter des critiques et/ou des oppositions. De manière révélatrice, ses adversaires qualifient d’‘impérialiste‘ la politique des États-Unis. Le président entré en fonction en janvier 2009, Barack Obama, et sa secrétaire d’État, Hillary Clinton, défendirent d’emblée une politique extérieure dite de la “puissance intelligente“ (smart power), élaborée par un groupe de réflexion bipartisan (démocrate et républicain). La problématique consistait à trouver comment restaurer l’influence et améliorer l’image des États-Unis dans le monde. La réponse fut la suivante :
« Une fois encore, les États-Unis doivent s’investir dans l’amélioration du monde – en apportant ce que les peuples et les gouvernements du monde entier désirent, mais ne peuvent réaliser que sous la direction de l’Amérique. En complétant l’usage de ses capacités militaires et économiques par un recours accru aux outils de sa puissance de persuasion, celle-ci peut fournir le cadre indispensable pour relever les redoutables défis posés au monde [14] ».
Lorsqu’on lit que
« L’objectif de la politique étrangère américaine devrait être de prolonger et de préserver la prépondérance des États-Unis, nécessaire instrument de l’amélioration. [Et qu’] il est impossible d’atteindre ce but sans des alliés et des partenaires forts et consentants, capables d’aider les États-Unis à définir les priorités et à agir [15] »,
il semble bien que le temps de l’hégémonie ne soit pas révolu. Washington ambitionnerait plutôt de revenir aux débuts de la Ligue de Délos.
La politique extérieure de l’URSS comportait une dimension impérialiste, et la Guerre froide fut aussi l’affrontement de deux volontés de puissance. En outre, la restauration de la puissance perdue inspire fortement la politique extérieure de la Russie depuis le départ de Boris Eltsine, en 1999. À cela rien d’étonnant. Dès le XVIe siècle, le tsar Ivan IV le Terrible afficha des ambitions expansionnistes. La représentation géopolitique reposait alors sur la vision de Moscou comme “troisième Rome“ :
« Sache-le, homme pieux : tous les empires chrétiens se sont effondrés, un seul reste debout et il n’y en aura pas de quatrième. [...] Écoute et souviens-toi, Tsar très pieux, que tous les royaumes chrétiens se sont réunis dans ton royaume, que deux Rome sont tombées, mais que la troisième est debout et qu’il ne saurait y en avoir de quatrième : ton royaume par nul autre ne sera remplacé [16] ».
L’autocratie tsariste s’effondra, en 1917, au profit d’un régime se réclamant de l’internationalisme. Mais Moscou devenait l’épicentre d’une autre foi. Le Komintern disait-il autre chose lorsqu’il affirmait :
« L’URSS est la base du mouvement mondial de toutes les classes opprimées, le centre de la révolution internationale, le plus grand facteur de l’histoire du monde. [...] Elle est la force internationale dirigeante de la révolution prolétarienne qui pousse le prolétariat de tous les pays à prendre le pouvoir [17] ».
Cette forme russe de la “destinée manifeste“ s’accompagne d’une autre conviction, celle de la grandeur. Il n’était pas peu fier, le ministre des Affaires étrangères qui écrivait à Pierre Ier le Grand :
« Il y a quelques années, on n’en savait pas plus en Europe sur la Russie et son peuple que sur les Indes et la Perse, pays avec lesquels les États européens n’ont aucun rapport en dehors de quelques transactions commerciales. Aujourd’hui, en revanche, il ne se fait rien, même dans les contrées les plus éloignées de nos terres, sans qu’on recherche l’amitié et l’alliance de Votre Majesté ou sans qu’on craigne son hostilité [18] ».
De même, celui qui s’adressait à Paul Ier en ces termes :
« La Russie, tant par sa situation que par sa force inépuisable, est et doit être la première puissance du monde [19] ».
Derrière son vocabulaire marxiste, Staline défendait la même représentation :
« L’histoire de l’ancienne Russie consistait, entre autres, en ce que la Russie était continuellement battue à cause de son retard. [...] Battue par tout le monde – pour son retard. Pour son retard militaire, pour son retard culturel, pour son retard politique, pour son retard industriel, pour son retard agricole. [...] telle est la loi des exploiteurs : battre les retardataires et les faibles. Loi féroce du capitalisme. Tu es en retard, tu es faible, donc tu as tort, par conséquent l’on peut te battre et t’asservir. Tu es puissante, donc tu as raison, et par conséquent, tu es à craindre. Voilà pourquoi il ne nous est plus permis de retarder. Nous avons cinquante ou cent ans de retard sur les pays capitalistes. Il faut combler ce retard en dix ans. Sinon ils nous écraseront [20] ».
La mort de Staline puis l’effondrement de l’empire soviétique ne changèrent pas fondamentalement cette façon de voir le destin de la Russie. Alors que Vladimir Poutine commençait à exercer le pouvoir, on pouvait lire :
« La Russie est l’un des plus grands États du monde, avec une histoire séculaire et de riches traditions culturelles. En dépit de la situation internationale complexe et de difficultés d’ordre interne, elle continue objectivement à jouer un rôle important dans les processus mondiaux, en vertu de son important potentiel économique, scientifique et technique, et militaire, de sa position stratégique unique sur le continent eurasiatique [21] ».
Les documents produits depuis l’avènement de Dimitri Medvedev (Nouveau concept de politique étrangère, juillet 2008 ; Nouvelle stratégie de sécurité nationale, mai 2009) ne dirent rien d’autre et se révèlent même plus flous [22]. Peut-être s’agit-il du signe révélateur d’une insuffisance de moyens pour tenir son “rang“. En fait, Moscou annonça un durcissement très net de ses relations avec les pays occidentaux lors de la Conférence sur la sécurité qui se tint à Munich le 10 février 2007. La teneur de la diatribe de Vladimir Poutine contre la politique des États-Unis et de leurs alliés occidentaux révélait les frustrations et l’humiliation ressenties par Moscou :
« Il y a vingt ans, le monde était divisé sur le plan économique et idéologique et sa sécurité était assurée par les potentiels stratégiques immenses des deux superpuissances. [...]
Le monde unipolaire proposé après la Guerre froide ne s’est pas [...] réalisé.
Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Malgré toutes les tentatives d’embellir ce terme, il ne signifie en pratique qu’une seule chose : c’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force et un seul centre de décision.
C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain. En fin de compte, cela est fatal à tous ceux qui se trouvent au sein de ce système aussi bien qu’au souverain lui-même, qui se détruira de l’intérieur.
Bien entendu, cela n’a rien à voir avec la démocratie car la démocratie, c’est, comme on le sait, le pouvoir de la majorité qui prend en considération les intérêts et les opinions de la minorité.
[...] tout ce qui se produit actuellement dans le monde [...] est la conséquence des tentatives pour implanter cette conception dans les affaires du monde : la conception du monde unipolaire.
Quel en est le résultat ?
Les actions unilatérales, souvent illégitimes n’ont réglé aucun problème. Bien plus, elles ont entraîné de nouvelles tragédies humaines et de nouveaux foyers de tension. [...]
Nous sommes en présence de l’emploi hypertrophié, sans aucune entrave, de la force – militaire – dans les affaires internationales, qui plonge le monde dans un abîme de conflits successifs. [...]
Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. [...]
Je suis certain qu’en ce moment crucial, il faut repenser sérieusement l’architecture globale de la sécurité.
Il faut rechercher un équilibre raisonnable des intérêts de tous les acteurs du dialogue international [23] ».
Cet appel au multilatéralisme, pour fondé qu’en fût l’argumentation, prit une résonance opportuniste à la lumière de la guerre que la Russie fit à la Géorgie en 2008. Tout se passe comme si la volonté hégémonique de la Russie n’appartenait pas au passé, mais manquait de moyen(s).
Aspiration plus modeste, mais plus largement répandue, certains États tentent de s’imposer dans la zone géographique où ils se trouvent. On parle d’ambition de puissance régionale. En général, la richesse économique est utilisée pour acquérir un outil militaire supérieur à celui des pays voisins. Le tout peut être, ou non, masqué par un projet idéologique. Nous verrons plus loin à quelles ingérences extérieures se livrent les pays de ce type.
L’expansion germanique en Europe centrale et orientale, le Drang nach Osten, marqua l’histoire de la région du milieu du XIe siècle au milieu du XXe siècle. Elle s’accompagna d’une politique de colonisation de longue durée et de grande ampleur, dont les répercussions politiques et culturelles se firent sentir jusqu’à nos jours. Ces colons allemands servirent d’instrument à la politique extérieure allemande tout au long du XXe siècle, par exemple. Pour prévenir toute nouvelle manipulation des minorités allemandes, les accords de Potsdam (1945) autorisèrent l’expulsion d’environ 12 millions d’habitants d’origine germanique implantés à l’est de leur patrie d’origine. De fait, le mouvement avait commencé en 1943, avec le reflux des armées hitlériennes sur le front de l’est. Il se produisit un véritable Drang nach Westen, d’une ampleur considérable et qui s’inscrit parmi les pires épisodes de l’histoire du nettoyage ethnique [24].
L’Italie fasciste entendait restaurer la zone de domination de l’empire romain, notamment en essayant de rétablir sa prépondérance sur la mer Méditerranée (« elle doit être et sera Mare nostrum », martelait Mussolini) et d’acquérir un véritable empire colonial. L’Érythrée, la Somalie et la Libye (fort mal contrôlée), lui semblaient bien peu de chose. Après la conquête de l’Éthiopie (1935-1936), Mussolini salua « la résurrection de l’Empire sur les fatidiques collines de Rome ». L’Italie s’ingéra dans la guerre civile espagnole et soutint le général Franco, espérant exercer son influence sur l’Espagne. Avant de tenter de s’emparer de la côte dalmate, en 1941, Mussolini réussit à prendre le contrôle de l’Albanie en 1939. Son échec face à la Yougoslavie dévoila son impuissance et scella sa rétrogradation dans l’échelle des puissances.
L’Irak, dès sa création, en 1921 tenta de s’affirmer. Son premier souverain, Fayçal, comptait, dans les années 1930, en faire ni plus ni moins que “la Prusse du Proche-Orient”. Sauf que la Prusse était un État stable, moderne, prospère et indépendant lorsqu’il unifia l’Allemagne. Sous influence britannique jusqu’en 1958, aujourd’hui encore déchiré entre sunnites, shiites et Kurdes, sous-développé, il n’en afficha pas moins cette ambition jusqu’à la chute de Saddam Hussein, en 2003. La restauration de l’unité arabe constituait le paravent idéologique de ces ambitions. Cette représentation géopolitique masqua également les ambitions similaires de l’Égypte et de la Syrie, voire, un temps, de la Libye.
Aujourd’hui, s’appuyant sur ses importantes réserves pétrolières et gazières, ainsi que sur sa lutte contre l’islamisme radical, l’Algérie diversifie ses partenaires et ses alliés, tout en renforçant son armée. Cela suscite l’inquiétude chez ses voisins du Maghreb, qui voient poindre un risque d’hégémonie [25].
S’interrogeant sur l’intervention de l’Éthiopie en Somalie, fin 2006, des analystes penchaient pour la volonté d’assurer la suprématie régionale d’Addis-Abeba, même si cette dernière préféra évoquer la lutte contre le terrorisme [26]. Les deux desseins paraissent d’ailleurs plus complémentaires que contradictoires. Toutefois, quel qu’ait été l’objectif réel, les forces éthiopiennes échouèrent et durent évacuer le pays en janvier 2009 [27]. N’est pas puissance, même régionale, qui veut. L’exemple de l’Afrique du Sud, avec le bilan diplomatique étique de l’ex-président Thabo Mbeki (1999-2008), est là pour le rappeler.
Dans la perspective nullement dissimulée de se hisser au(x) premier(s) rang(s) mondial(aux), la République populaire de Chine se modernise depuis 1978 et s’impose comme une puissance essentielle en Asie. Mais elle fait face au Japon et à l’Union indienne, prétendant eux aussi au titre, et elle manque de certains outils ou ces derniers demeurent insuffisants.
La conquête, l’expansion territoriales, l’édification d’empires, ne figurent plus parmi les pratiques courantes des relations entre États. Mais les peuples en conservent la mémoire – pas toujours repentante – et la volonté de puissance demeure présente, affichée par certains États ou, le plus souvent, travestie en grands principes par d’autres. Parfois elle n’ose même pas s’avouer à elle-même et elle se présente comme une nécessité. Mais il ne peut alors s’agir que d’une... “impérieuse“ nécessité, ce qui nous ramène à Pierre Grimal. L’inventaire et le décryptage de ses représentations est indispensable à la compréhension d’une part des crises et des conflits.
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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA VOLONTÉ DE PUISSANCE
Quelle est le poids des entreprises impérial(ist)es ou de leur mémoire dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les impérialismes influant le déroulement de la crise ou du conflit :
. les ouvrages consacrés à l’histoire, à la science politique et à la sociologie.
Les informations recueillies servent à mesurer l’influence des entreprises impérialistes sur les différentes factions de la population impliquées dans les événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. les conquérants,
. les entreprises hégémoniques,
. les puissances régionales.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
« désigne une force transcendante, à la fois créatrice et ordinatrice, capable d’agir sur le réel, de le rendre obéissant à une volonté. [...] S’il y a contrainte, celle-ci est créatrice. Elle n’est pas à elle-même sa propre fin. L’imperium n’est jamais une tyrannie gratuite [1] ».
Or, qui dit projet dit représentation : il faut un discours pour présenter et défendre un dessein.
Depuis l’Antiquité, le monde est confronté à l’impérialisme, un processus d’établissement (ou de tentative d’établissement) d’une domination sur les territoires et les hommes, de nature économique autant que politique et culturelle, dont la finalité est – théoriquement du moins – universelle. Cette dynamique conquérante – délibérée ou contrainte – constitue une politique de puissance et, si elle réussit, débouche sur la création d’un empire [2]. Notion qui suscita une abondante littérature, terrain de recherche inépuisable. Notons que, si tout empire procède d’une civilisation ou d’une idéologie, il se trouve dans l’impossibilité d’imposer cette dernière à l’ensemble de ses sujets. Les chroniques nous apprennent que des révoltes éclatèrent dans tous les empires, sans exception connue. Les troubles qui agitèrent les empires du XIXe siècle, comme ceux qui touchent aujourd’hui la Russie (Nord Caucase) ou la Chine (Xizang et Xinjiang), en témoignent éloquemment. Cependant, des constructions durables résultèrent d’une politique d’intégration des élites des populations conquises.
- Patrice Gourdin, Manuel de géopolitique
- Edition Diploweb.com
Il exista également des empires coloniaux, constructions sans continuité territoriale, exploitées au profit des intérêts (politiques, économiques et/ou stratégiques) de la métropole et administrées directement par cette dernière. Nés dès les Grandes découvertes, au XVIe siècle (Empires espagnol et portugais), condamnés par la consécration du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, en 1945, ils disparurent après la Seconde Guerre mondiale, pour la plupart entre 1945 et 1974. Leur empreinte marque encore la politique intérieure et extérieure de nombreux États, tant ex-métropoles qu’anciennes colonies.
Les empires chinois et russe sont des cas hybrides associant la construction territoriale et la domination coloniale. Ajoutons à la complexité de leur situation le fait qu’ils furent, du milieu du XIXe siècle à 1917 pour la Russie et à 1949 pour la Chine, à la fois dominants à l’encontre des populations soumises et dominés par les grandes puissances industrielles. La particularité de leurs colonies est de s’inscrire dans la continuité du territoire de la métropole. Si nous comparons avec le schéma classique métropole-colonies sises outre-mer, il résulte de cette unité géographique des relations spécifiques avec les peuples dominés : brassages ethniques plus nombreux (même s’ils demeurent marginaux), intrication économique plus étroite (accentuée sous le régime communiste), échanges culturels plus intenses, intégration – autoritaire – plus poussée. Cela leur permit de conserver jusqu’à aujourd’hui tout ou partie de ces possessions et, en ce sens, l’on peut qualifier de “coloniales“ les puissances chinoise et russe actuelles. Mais cette incorporation rend éminemment dangereuse toute contestation de la domination : elle se répercute et influe immédiatement sur le pouvoir, car elle ébranle la construction nationale dans son ensemble du fait de multiples interdépendances. Cela contribue à expliquer la violence avec laquelle la Russie s’évertue à conserver le Nord Caucase, ou la Chine le Tibet et le Xinjiang.
Il se trouva, enfin, des constructions impériales de nature idéologique. Leurs bâtisseurs cherchaient à imposer un “modèle“ politique à l’ensemble de l’humanité. Le projet porté par l’URSS (1922-1991) était de cette nature, même si l’Union soviétique prolongea également les logiques territoriale et coloniale des tsars. Le Troisième Reich voulu par Hitler, visait à assurer la domination universelle des Allemands et du nazisme. Pour autant, il convient de souligner que les totalitarismes ne détiennent pas le monopole. Les États-nations n’échapp(èr)ent ni aux pulsions dominatrices ni aux ségrégations, voire aux épurations ethniques.
Tout au long de l’Histoire, des hommes furent animés par une inextinguible soif de puissance, persuadèrent, ou pratiquèrent la coercition, et entraînèrent, de gré ou de force, leur peuple ou leurs sujets dans l’entreprise d’une conquête qu’ils voulaient universelle. Celle-ci ne s’imposait pas seulement pour des raisons alimentaires ou pour des motifs sécuritaires, mais visait également des fins personnelles. Alexandre le Grand, César, Gengis Khan ou Napoléon, par exemple, étaient mus par bien autre chose que la satisfaction des besoins et la garantie de la sécurité de leur peuple. Affectés par ce que les anciens Grecs appelaient l’hybris (initialement, la démesure qui conduit quelqu’un à se croire l’égal des dieux), ils étaient animés, aussi, par l’ambition personnelle de dominer la plus grande part, voire l’ensemble du monde. L’acquisition d’une gloireéternelle constituait le ressort principal de leur action : par la conquête puis l’administration centralisée de l’espace dominé, la politique de puissance servait une volonté individuelle de puissance et l’ambition de laisser un nomà jamais inscrit dans les mémoires. Sur son tombeau, à Pasargades, Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse, n’avait-il pas fait graver cette phrase :
« Mortel, je suis Cyrus, fils de Cambyse, le fondateur de l’empire perse et le maître de l’Asie : reconnais donc que ce monument m’était bien dû ! [3] »
Selon les anciens Grecs, Alexandre de Macédoine rêvait d’égaler Achille dans la mémoire des hommes. La mythologie grecque apprenait aux hommes que celui qui se prenait pour l’égal des dieux indisposait fort ces derniers et qu’ils en tiraient de terribles vengeances : Prométhée, Tantale, Bellérophon, par exemple. Le vétéran Coenos le dit sans ambages à Alexandre quand il prit la parole au nom de l’armée qui refusa, en 326 av. J.C. d’aller au-delà de l’Hyphase (le Bias, à l’est de l’Indus) :
« La vertu, ô roi, consiste tout particulièrement à garder la mesure au milieu des succès ; et effectivement, pour toi qui commandes en chef et te trouves à la tête d’une telle armée, tu n’as rien à craindre des ennemis ; mais la divinité frappe de façon imprévisible et, de ce fait, imparable [4] ».
Lorsque l’entreprise était avant tout personnelle, elle ne survécut pas à son créateur, qu’il s’agît d’une punition divine ou non. Le destin d’Alexandre le Grand, de Napoléon Ier ou d’Hitler le montre. Des sages hindous n’avaient-ils pas dit au Macédonien :
« Roi Alexandre, chaque homme n’a de terre que le morceau sur lequel nous sommes installés ; et toi, tu ne te distingues en rien des autres hommes, sauf que, agité et follement orgueilleux, tu t’es éloigné de la terre de tes pères et tu as parcouru la terre entière en te créant des ennuis et en en suscitant aux autres. Et pourtant, bientôt, tu seras mort et tu ne posséderas de terre que ce qu’il faut pour inhumer ta dépouille [5] ».
Prédiction incomplète, puisque l’on ignore même où se trouve, si elle existe encore, la tombe du conquérant.
Cicéron faisait remarquer à juste titre, en 55 av. J.C. :
« Les nations les plus puissantes ont été domptées par César, mais elles ne sont pas encore attachées à notre empire par les lois, par des droits certains, par une paix solide [6] ».
Cela devait être l’œuvre durable d’Auguste.
L’exemple de ce dernier montre que tous les dirigeants d’empires ne souffrirent pas d’hybris, du moins au même degré. Il nous rappelle aussi qu’il n’exista pas d’empire sans un chef unique à sa tête. Mais gardons-nous de l’explication par les seuls “grands hommes“ : le visionnaire sans l’adhésion des hommes et sans moyens matériels ne gouverne que des chimères. En complément, ajoutons que la psychologie historique ne constitue en aucun cas une science exacte.
Pour lente et imparfaite qu’elle soit, la construction d’un droit international a fixé des règles qui interdisent les pratiques conquérantes, même si elles n’empêchent pas toujours quelques tentatives. Il existe, depuis 1945, une incompatibilité entre la logique de domination et de sujétion propre à tout État ayant (ou prétendant au) rang de grande puissance et la Charte des Nations unies, garantissant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ainsi que la souveraineté, l’intégrité et l’égalité des États, tout en prohibant le recours aux armes, notamment les guerres de conquête.
Les entreprises hégémoniques ressortissent également à un projet de domination, mais se distinguent de l’impérialisme en ce qu’elles ne revêtent pas une forme prioritairement territoriale.
Quand Athènes organisa la Ligue de Délos, en 477 avant J.C., et en prit la tête (en devint l’hêgemôn), elle exerçait un pouvoir de commandement consenti par les autres cités-États de l’alliance. La politique était élaborée en commun. Athènes devait son rôle dirigeant tout autant à sa diplomatie, à son économie et à sa culture qu’à sa force militaire. La puissance de l’Attique était multiforme et précéda l’hégémonie. L’alliance librement consentie entre égaux tourna vite à la domination athénienne et suscita de nombreux conflits, dont l’aboutissement, la Guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.), précipita la ruine de la Grèce. Thucydide décrit l’évolution qui, entre 477 et 431 av. J.C., suivit la fin de la Seconde guerre médique :
« placée originairement à la tête d’une coalition de cités indépendantes, ayant chacune une voix délibérative dans les assemblées communes, Athènes allait [...] affirmer sa suprématie dans le domaine militaire comme dans la conduite générale des affaires. [...] comme les contingents alliés ne participaient plus aux opérations sur un pied d’égalité, il était facile pour Athènes de réprimer les défections. De cette situation, les alliés étaient responsables. Ils répugnaient à faire campagne et, pour ne pas avoir à quitter leur pays, ils s’étaient engagés à fournir, au lieu des navires prévus, une somme d’argent équivalente. Les sommes qu’ils versaient permettaient aux Athéniens d’accroître leur flotte et, quand une cité tentait de faire défection, elle n’avait ni les moyens militaires suffisants, ni l’expérience nécessaire pour soutenir la guerre dans laquelle elle s’engageait. [...] Aux cours de ces années, les Athéniens consolidèrent leur empire et acquirent une puissance militaire considérable. Les Lacédémoniens les voyaient faire sans réagir, sinon de façon épisodique. [...] Cela dura jusqu’au moment où la volonté athénienne d’expansion devint manifeste et où les alliés de Sparte eux-mêmes se trouvèrent victimes des empiètements d’Athènes [7] ».
Nous avons là un scénario qui se répéta, selon de multiples variantes, à de nombreuses reprises dans l’histoire.
Les rivalités de puissance de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne et de la Russie, dominèrent l’histoire du XIXe siècle et contribuèrent à l’éclatement de Première Guerre mondiale. Elles rejouèrent entre 1919 et 1939, aggravées par l’entrée en scène des États-Unis et du Japon, ce qui influa sur le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
À l’époque contemporaine, le cas américain offre un exemple en partie similaire à celui d’Athènes, un cas de puissance hégémonique. La lecture des discours de ses dirigeants depuis l’indépendance du pays offre un remarquable corpus sur la représentation géopolitique que les Américains ont forgée au sujet de leur rôle dans le monde. Initialement, les États-Unis, dirigés par George Washington, se tinrent en dehors des querelles interétatiques :
« Notre grande règle de conduite envers les nations étrangères est de développer nos relations commerciales afin d’avoir avec elles aussi peu de liens politiques qu’il est possible. Lorsque nous avons déjà pris des engagements, remplissons-les avec une parfaite bonne foi. Et tenons-nous en là. L’Europe a un ensemble d’intérêts essentiels, qui n’ont avec les nôtres guère, voire aucun rapport. Il s’ensuit qu’elle est engagée dans de fréquentes querelles, dont les motifs sont, pour l’essentiel, étrangers à nos préoccupations. Par conséquent, il est imprudent pour nous de s’impliquer, à cause de liens artificiels, dans les vicissitudes ordinaires de sa politique, ou les combinaisons et les conflits ordinaires de ses amitiés ou de ses inimitiés [8] ».
Mais, en même temps, ils étaient convaincus de leur “destinée manifeste“ :
« Tout cela forgera notre histoire à venir : instaurer sur Terre la dignité morale et assurer le salut de l’Homme […] Pour cette mission sacrée envers les autres nations, qui sont privées des lumières de la vérité, l’Amérique a été élue, et son glorieux exemple terrassera la tyrannie des rois, hiérarques et oligarques, et apportera la bonne nouvelle de l’instauration de la paix et de la bonne volonté là où des myriades de gens subissent aujourd’hui un sort à peine plus enviable que celui des bêtes. Qui, dans ces conditions, pourrait douter que notre pays ne soit destiné à être la grande nation de l’avenir ? [9] »
Ayant accédé à la puissance, les États-Unis estiment, depuis la Première Guerre mondiale, de leur devoir et de leur droit d’agir sur le reste du monde pour instaurer la paix et la liberté. À presque un siècle d’intervalle, le démocrate Wilson, tirant le bilan de la participation américaine au conflit de 1914-1918, et le républicain Bush, évoquant la guerre contre le terrorisme tinrent des propos similaires. Le premier déclarait :
« Nous avons créé cette nation pour rendre les hommes libres, et nous n’avons pas restreint notre conception et notre dessein à l’Amérique, et nous allons à présent rendre les hommes libres. Si nous ne le faisions pas, toute la gloire de l’Amérique s’effacerait et toute sa puissance se dégraderait [10] ».
Le second lui faisait écho :
« Vous portez l’uniforme d’un grand pays, unique en son genre. L’Amérique n’a pas d’empire à étendre ou d’utopie à imposer. Nous souhaitons aux autres seulement ce que nous nous souhaitons à nous-mêmes : être à l’abri de la violence, jouir des bienfaits de la liberté et espérer une amélioration de notre vie [11] ».
Au regard de cet engagement pour leurs valeurs, la Seconde Guerre mondialeet la Guerre froide affichent une continuité. En 1941, Roosevelt signa la Charte de l’Atlantique, qui stipulait que les États-Unis :
« respectent le droit qu’a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre ; ils désirent que soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés par la force.
[...] s’efforcent, tout en tenant compte des obligations qu’ils ont déjà assumées, d’ouvrir également à tous les États, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, l’accès aux matières premières du monde et aux transactions commerciales qui sont nécessaires à leur prospérité économique.
[...] désirent réaliser entre toutes les nations la collaboration la plus complète, dans le domaine de l’économie, afin de garantir à toutes l’amélioration de la condition ouvrière, le progrès économique et la sécurité sociale.
[...] espèrent voir s’établir une paix qui permettra à toutes les nations de demeurer en sécurité à l’intérieur de leurs propres frontières et garantira à tous les hommes de tous les pays une existence affranchie de la peur et du besoin. »
En 1947, son successeur, Truman, exposait la politique américaine vis-à-vis de l’URSS comme suit :
« les États-Unis doivent soutenir les peuples libres qui résistent à des tentatives d’asservissement par des minorités armées ou des pressions venues de l’extérieur. [...] Nous devons aider les peuples libres à forger leur destin de leurs propres mains [...] Si nous faiblissons dans notre tâche de soutien et de guide, nous pouvons mettre en danger la paix du monde et nous compromettons à coup sûr le bonheur de notre nation [12] ».
Si l’ingérence, voire le recours à la guerre, et le contrôle de territoires sont loin d’être absents de la politique extérieure des États-Unis, ils n’en constituent pas pour autant les moyens et la finalité uniques. George Bush ne mentait pas lorsqu’il déclara :
« Le vingtième siècle s’est achevé avec la survie d’un seul modèle de progrès humain, celui qui repose sur une aspiration non négociable à la dignité humaine, à l’état de droit, à la limitation du pouvoir de l’État, au respect des femmes et de la propriété privée, à la liberté d’expression, à l’égalité devant la justice et à la tolérance religieuse.
Les États-Unis ne peuvent pas imposer cette vision. Cependant, nous pouvons aider et récompenser les gouvernements qui font les bons choix pour leurs peuples [13] ».
Les Américains s’appuient, également, en effet, sur leur force économique, leur avance technologique et leur rayonnement culturel, leur soft power, pour pratiquer une “diplomatie de la persuasion“. Ils agissent et entraînent derrière eux un certain nombre de pays (ceux de l’Alliance atlantique, par exemple) au nom de valeurs et de principes qu’ils considèrent comme universels et seuls susceptibles d’assurer le bonheur de l’humanité. Mais ces louables intentions, même si elles correspondent à un souhait sincère, coïncident par trop avec les intérêts de la puissance américaine pour ne pas susciter des critiques et/ou des oppositions. De manière révélatrice, ses adversaires qualifient d’‘impérialiste‘ la politique des États-Unis. Le président entré en fonction en janvier 2009, Barack Obama, et sa secrétaire d’État, Hillary Clinton, défendirent d’emblée une politique extérieure dite de la “puissance intelligente“ (smart power), élaborée par un groupe de réflexion bipartisan (démocrate et républicain). La problématique consistait à trouver comment restaurer l’influence et améliorer l’image des États-Unis dans le monde. La réponse fut la suivante :
« Une fois encore, les États-Unis doivent s’investir dans l’amélioration du monde – en apportant ce que les peuples et les gouvernements du monde entier désirent, mais ne peuvent réaliser que sous la direction de l’Amérique. En complétant l’usage de ses capacités militaires et économiques par un recours accru aux outils de sa puissance de persuasion, celle-ci peut fournir le cadre indispensable pour relever les redoutables défis posés au monde [14] ».
Lorsqu’on lit que
« L’objectif de la politique étrangère américaine devrait être de prolonger et de préserver la prépondérance des États-Unis, nécessaire instrument de l’amélioration. [Et qu’] il est impossible d’atteindre ce but sans des alliés et des partenaires forts et consentants, capables d’aider les États-Unis à définir les priorités et à agir [15] »,
il semble bien que le temps de l’hégémonie ne soit pas révolu. Washington ambitionnerait plutôt de revenir aux débuts de la Ligue de Délos.
La politique extérieure de l’URSS comportait une dimension impérialiste, et la Guerre froide fut aussi l’affrontement de deux volontés de puissance. En outre, la restauration de la puissance perdue inspire fortement la politique extérieure de la Russie depuis le départ de Boris Eltsine, en 1999. À cela rien d’étonnant. Dès le XVIe siècle, le tsar Ivan IV le Terrible afficha des ambitions expansionnistes. La représentation géopolitique reposait alors sur la vision de Moscou comme “troisième Rome“ :
« Sache-le, homme pieux : tous les empires chrétiens se sont effondrés, un seul reste debout et il n’y en aura pas de quatrième. [...] Écoute et souviens-toi, Tsar très pieux, que tous les royaumes chrétiens se sont réunis dans ton royaume, que deux Rome sont tombées, mais que la troisième est debout et qu’il ne saurait y en avoir de quatrième : ton royaume par nul autre ne sera remplacé [16] ».
L’autocratie tsariste s’effondra, en 1917, au profit d’un régime se réclamant de l’internationalisme. Mais Moscou devenait l’épicentre d’une autre foi. Le Komintern disait-il autre chose lorsqu’il affirmait :
« L’URSS est la base du mouvement mondial de toutes les classes opprimées, le centre de la révolution internationale, le plus grand facteur de l’histoire du monde. [...] Elle est la force internationale dirigeante de la révolution prolétarienne qui pousse le prolétariat de tous les pays à prendre le pouvoir [17] ».
Cette forme russe de la “destinée manifeste“ s’accompagne d’une autre conviction, celle de la grandeur. Il n’était pas peu fier, le ministre des Affaires étrangères qui écrivait à Pierre Ier le Grand :
« Il y a quelques années, on n’en savait pas plus en Europe sur la Russie et son peuple que sur les Indes et la Perse, pays avec lesquels les États européens n’ont aucun rapport en dehors de quelques transactions commerciales. Aujourd’hui, en revanche, il ne se fait rien, même dans les contrées les plus éloignées de nos terres, sans qu’on recherche l’amitié et l’alliance de Votre Majesté ou sans qu’on craigne son hostilité [18] ».
De même, celui qui s’adressait à Paul Ier en ces termes :
« La Russie, tant par sa situation que par sa force inépuisable, est et doit être la première puissance du monde [19] ».
Derrière son vocabulaire marxiste, Staline défendait la même représentation :
« L’histoire de l’ancienne Russie consistait, entre autres, en ce que la Russie était continuellement battue à cause de son retard. [...] Battue par tout le monde – pour son retard. Pour son retard militaire, pour son retard culturel, pour son retard politique, pour son retard industriel, pour son retard agricole. [...] telle est la loi des exploiteurs : battre les retardataires et les faibles. Loi féroce du capitalisme. Tu es en retard, tu es faible, donc tu as tort, par conséquent l’on peut te battre et t’asservir. Tu es puissante, donc tu as raison, et par conséquent, tu es à craindre. Voilà pourquoi il ne nous est plus permis de retarder. Nous avons cinquante ou cent ans de retard sur les pays capitalistes. Il faut combler ce retard en dix ans. Sinon ils nous écraseront [20] ».
La mort de Staline puis l’effondrement de l’empire soviétique ne changèrent pas fondamentalement cette façon de voir le destin de la Russie. Alors que Vladimir Poutine commençait à exercer le pouvoir, on pouvait lire :
« La Russie est l’un des plus grands États du monde, avec une histoire séculaire et de riches traditions culturelles. En dépit de la situation internationale complexe et de difficultés d’ordre interne, elle continue objectivement à jouer un rôle important dans les processus mondiaux, en vertu de son important potentiel économique, scientifique et technique, et militaire, de sa position stratégique unique sur le continent eurasiatique [21] ».
Les documents produits depuis l’avènement de Dimitri Medvedev (Nouveau concept de politique étrangère, juillet 2008 ; Nouvelle stratégie de sécurité nationale, mai 2009) ne dirent rien d’autre et se révèlent même plus flous [22]. Peut-être s’agit-il du signe révélateur d’une insuffisance de moyens pour tenir son “rang“. En fait, Moscou annonça un durcissement très net de ses relations avec les pays occidentaux lors de la Conférence sur la sécurité qui se tint à Munich le 10 février 2007. La teneur de la diatribe de Vladimir Poutine contre la politique des États-Unis et de leurs alliés occidentaux révélait les frustrations et l’humiliation ressenties par Moscou :
« Il y a vingt ans, le monde était divisé sur le plan économique et idéologique et sa sécurité était assurée par les potentiels stratégiques immenses des deux superpuissances. [...]
Le monde unipolaire proposé après la Guerre froide ne s’est pas [...] réalisé.
Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Malgré toutes les tentatives d’embellir ce terme, il ne signifie en pratique qu’une seule chose : c’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force et un seul centre de décision.
C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain. En fin de compte, cela est fatal à tous ceux qui se trouvent au sein de ce système aussi bien qu’au souverain lui-même, qui se détruira de l’intérieur.
Bien entendu, cela n’a rien à voir avec la démocratie car la démocratie, c’est, comme on le sait, le pouvoir de la majorité qui prend en considération les intérêts et les opinions de la minorité.
[...] tout ce qui se produit actuellement dans le monde [...] est la conséquence des tentatives pour implanter cette conception dans les affaires du monde : la conception du monde unipolaire.
Quel en est le résultat ?
Les actions unilatérales, souvent illégitimes n’ont réglé aucun problème. Bien plus, elles ont entraîné de nouvelles tragédies humaines et de nouveaux foyers de tension. [...]
Nous sommes en présence de l’emploi hypertrophié, sans aucune entrave, de la force – militaire – dans les affaires internationales, qui plonge le monde dans un abîme de conflits successifs. [...]
Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. [...]
Je suis certain qu’en ce moment crucial, il faut repenser sérieusement l’architecture globale de la sécurité.
Il faut rechercher un équilibre raisonnable des intérêts de tous les acteurs du dialogue international [23] ».
Cet appel au multilatéralisme, pour fondé qu’en fût l’argumentation, prit une résonance opportuniste à la lumière de la guerre que la Russie fit à la Géorgie en 2008. Tout se passe comme si la volonté hégémonique de la Russie n’appartenait pas au passé, mais manquait de moyen(s).
Aspiration plus modeste, mais plus largement répandue, certains États tentent de s’imposer dans la zone géographique où ils se trouvent. On parle d’ambition de puissance régionale. En général, la richesse économique est utilisée pour acquérir un outil militaire supérieur à celui des pays voisins. Le tout peut être, ou non, masqué par un projet idéologique. Nous verrons plus loin à quelles ingérences extérieures se livrent les pays de ce type.
L’expansion germanique en Europe centrale et orientale, le Drang nach Osten, marqua l’histoire de la région du milieu du XIe siècle au milieu du XXe siècle. Elle s’accompagna d’une politique de colonisation de longue durée et de grande ampleur, dont les répercussions politiques et culturelles se firent sentir jusqu’à nos jours. Ces colons allemands servirent d’instrument à la politique extérieure allemande tout au long du XXe siècle, par exemple. Pour prévenir toute nouvelle manipulation des minorités allemandes, les accords de Potsdam (1945) autorisèrent l’expulsion d’environ 12 millions d’habitants d’origine germanique implantés à l’est de leur patrie d’origine. De fait, le mouvement avait commencé en 1943, avec le reflux des armées hitlériennes sur le front de l’est. Il se produisit un véritable Drang nach Westen, d’une ampleur considérable et qui s’inscrit parmi les pires épisodes de l’histoire du nettoyage ethnique [24].
L’Italie fasciste entendait restaurer la zone de domination de l’empire romain, notamment en essayant de rétablir sa prépondérance sur la mer Méditerranée (« elle doit être et sera Mare nostrum », martelait Mussolini) et d’acquérir un véritable empire colonial. L’Érythrée, la Somalie et la Libye (fort mal contrôlée), lui semblaient bien peu de chose. Après la conquête de l’Éthiopie (1935-1936), Mussolini salua « la résurrection de l’Empire sur les fatidiques collines de Rome ». L’Italie s’ingéra dans la guerre civile espagnole et soutint le général Franco, espérant exercer son influence sur l’Espagne. Avant de tenter de s’emparer de la côte dalmate, en 1941, Mussolini réussit à prendre le contrôle de l’Albanie en 1939. Son échec face à la Yougoslavie dévoila son impuissance et scella sa rétrogradation dans l’échelle des puissances.
L’Irak, dès sa création, en 1921 tenta de s’affirmer. Son premier souverain, Fayçal, comptait, dans les années 1930, en faire ni plus ni moins que “la Prusse du Proche-Orient”. Sauf que la Prusse était un État stable, moderne, prospère et indépendant lorsqu’il unifia l’Allemagne. Sous influence britannique jusqu’en 1958, aujourd’hui encore déchiré entre sunnites, shiites et Kurdes, sous-développé, il n’en afficha pas moins cette ambition jusqu’à la chute de Saddam Hussein, en 2003. La restauration de l’unité arabe constituait le paravent idéologique de ces ambitions. Cette représentation géopolitique masqua également les ambitions similaires de l’Égypte et de la Syrie, voire, un temps, de la Libye.
Aujourd’hui, s’appuyant sur ses importantes réserves pétrolières et gazières, ainsi que sur sa lutte contre l’islamisme radical, l’Algérie diversifie ses partenaires et ses alliés, tout en renforçant son armée. Cela suscite l’inquiétude chez ses voisins du Maghreb, qui voient poindre un risque d’hégémonie [25].
S’interrogeant sur l’intervention de l’Éthiopie en Somalie, fin 2006, des analystes penchaient pour la volonté d’assurer la suprématie régionale d’Addis-Abeba, même si cette dernière préféra évoquer la lutte contre le terrorisme [26]. Les deux desseins paraissent d’ailleurs plus complémentaires que contradictoires. Toutefois, quel qu’ait été l’objectif réel, les forces éthiopiennes échouèrent et durent évacuer le pays en janvier 2009 [27]. N’est pas puissance, même régionale, qui veut. L’exemple de l’Afrique du Sud, avec le bilan diplomatique étique de l’ex-président Thabo Mbeki (1999-2008), est là pour le rappeler.
Dans la perspective nullement dissimulée de se hisser au(x) premier(s) rang(s) mondial(aux), la République populaire de Chine se modernise depuis 1978 et s’impose comme une puissance essentielle en Asie. Mais elle fait face au Japon et à l’Union indienne, prétendant eux aussi au titre, et elle manque de certains outils ou ces derniers demeurent insuffisants.
La conquête, l’expansion territoriales, l’édification d’empires, ne figurent plus parmi les pratiques courantes des relations entre États. Mais les peuples en conservent la mémoire – pas toujours repentante – et la volonté de puissance demeure présente, affichée par certains États ou, le plus souvent, travestie en grands principes par d’autres. Parfois elle n’ose même pas s’avouer à elle-même et elle se présente comme une nécessité. Mais il ne peut alors s’agir que d’une... “impérieuse“ nécessité, ce qui nous ramène à Pierre Grimal. L’inventaire et le décryptage de ses représentations est indispensable à la compréhension d’une part des crises et des conflits.
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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA VOLONTÉ DE PUISSANCE
Quelle est le poids des entreprises impérial(ist)es ou de leur mémoire dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les impérialismes influant le déroulement de la crise ou du conflit :
. les ouvrages consacrés à l’histoire, à la science politique et à la sociologie.
Les informations recueillies servent à mesurer l’influence des entreprises impérialistes sur les différentes factions de la population impliquées dans les événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. les conquérants,
. les entreprises hégémoniques,
. les puissances régionales.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
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Mots-clés : Etats-Unis, Géopolitique, Histoire, Territoires, Puissance, Union soviétique (URSS), Impérialisme, Puissance régionale, Empires, Empire colonial britannique, 2016, Manuel de géopolitique
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[1] . Grimal Pierre, L’Empire romain, Paris, 1993, Le Livre de poche, pp.7-8.
[2] . Tulard Jean (dir.), Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris, 1997 ; Ménissier Thierry (dir.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, 2006, L’Harmattan ; « Les empires », Questions internationales, n° 26, 2007.
[3] . Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction par Pierre Savinel, Paris, 1984, Éditions de Minuit, p. 218.
[4] . Ibidem, p. 186.
[5] . Ibidem, p. 222.
[6] . Cité par Joël Schmidt, Jules César, Paris, 2005, Gallimard, p. 180.
[7] . Thucydide, Histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens, traduction par Denis Roussel, Paris, 1964 ; Gallimard, pp. 754-755.
[8] . Président George Washington, Discours d’Adieu-Farewell Address, 19 septembre 1796.
[9] . O’Sullivan John, « The Great Nation of Futurity », The United States Magazine and Democratic Review, November, 1839
[10] . Wilson Woodrow, Déclaration faite à Boston, 24 février 1919.
[11] . Bush Jr George, Discours devant les diplômés de West Point, 1er juin 2002
[12] . Truman Harry S., Discours au Congrès, 12 mars 1947
[13] . Bush Jr George, Discours devant les diplômés..., op. cit.
[14] . Armitage Richard L. & Nye Jr. Joseph S. (Cochairs), A Smarter, more Secure America, Center for Strategic & International Studies, 2007, Washington, p. 5.
[15] . Ibidem.
[16] . Philothée, Missive contre les astronomes, circa 1520.
[17] . Komintern, Programme d’action adopté par le VIe Congrès, juillet 1928.
[18] . Chafirov Pierre, Des raisons légitimes de la guerre contre la Suède, 1717.
[19] . Rostoptchine Théodore (comte), Projet de politique étrangère, 1er octobre 1800.
[20] . Staline Joseph, Discours à la première conférence des cadres de l’industrie socialiste, 1931.
[21] . « Le concept de sécurité nationale de la Fédération de Russie », Décret présidentiel n° 24, 10 janvier 2000.
[22] . Lukyanov Fyodor, « A Positive but Confusing Security Strategy », The Moscow Times, May 20, 2009.
[23] . Poutine Vladimir, Discours à la Conférence de Munich sur la sécurité, 10 février 2007, traduction mise en ligne par RIA-Novosti le 20 février 2007.
[24] . Rosière Stéphane, « Le Drang nach Westen ou l’expulsion des Allemands » dans Le nettoyage..., op. cit., pp. 178-186.
[25] . Beaugé Florence, « Algérie : une ambition de puissance régionale », Le Monde, 10 juillet 2007.
[26] . Cherruau Pierre, « Somalie : un pays livré au chaos depuis quinze ans », Le Monde, 3 janvier 2007.
[27] . Rémy Jean-Philippe, « L’armée éthiopienne se retire de Somalie sur un constat d’échec », Le Monde, 10 janvier 2009.
[2] . Tulard Jean (dir.), Les empires occidentaux de Rome à Berlin, Paris, 1997 ; Ménissier Thierry (dir.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, 2006, L’Harmattan ; « Les empires », Questions internationales, n° 26, 2007.
[3] . Arrien, Histoire d’Alexandre, traduction par Pierre Savinel, Paris, 1984, Éditions de Minuit, p. 218.
[4] . Ibidem, p. 186.
[5] . Ibidem, p. 222.
[6] . Cité par Joël Schmidt, Jules César, Paris, 2005, Gallimard, p. 180.
[7] . Thucydide, Histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens, traduction par Denis Roussel, Paris, 1964 ; Gallimard, pp. 754-755.
[8] . Président George Washington, Discours d’Adieu-Farewell Address, 19 septembre 1796.
[9] . O’Sullivan John, « The Great Nation of Futurity », The United States Magazine and Democratic Review, November, 1839
[10] . Wilson Woodrow, Déclaration faite à Boston, 24 février 1919.
[11] . Bush Jr George, Discours devant les diplômés de West Point, 1er juin 2002
[12] . Truman Harry S., Discours au Congrès, 12 mars 1947
[13] . Bush Jr George, Discours devant les diplômés..., op. cit.
[14] . Armitage Richard L. & Nye Jr. Joseph S. (Cochairs), A Smarter, more Secure America, Center for Strategic & International Studies, 2007, Washington, p. 5.
[15] . Ibidem.
[16] . Philothée, Missive contre les astronomes, circa 1520.
[17] . Komintern, Programme d’action adopté par le VIe Congrès, juillet 1928.
[18] . Chafirov Pierre, Des raisons légitimes de la guerre contre la Suède, 1717.
[19] . Rostoptchine Théodore (comte), Projet de politique étrangère, 1er octobre 1800.
[20] . Staline Joseph, Discours à la première conférence des cadres de l’industrie socialiste, 1931.
[21] . « Le concept de sécurité nationale de la Fédération de Russie », Décret présidentiel n° 24, 10 janvier 2000.
[22] . Lukyanov Fyodor, « A Positive but Confusing Security Strategy », The Moscow Times, May 20, 2009.
[23] . Poutine Vladimir, Discours à la Conférence de Munich sur la sécurité, 10 février 2007, traduction mise en ligne par RIA-Novosti le 20 février 2007.
[24] . Rosière Stéphane, « Le Drang nach Westen ou l’expulsion des Allemands » dans Le nettoyage..., op. cit., pp. 178-186.
[25] . Beaugé Florence, « Algérie : une ambition de puissance régionale », Le Monde, 10 juillet 2007.
[26] . Cherruau Pierre, « Somalie : un pays livré au chaos depuis quinze ans », Le Monde, 3 janvier 2007.
[27] . Rémy Jean-Philippe, « L’armée éthiopienne se retire de Somalie sur un constat d’échec », Le Monde, 10 janvier 2009.